Madame Cézanne de Dominique Fourcade par Anne Malaprade

Les Parutions

19 janv.
2015

Madame Cézanne de Dominique Fourcade par Anne Malaprade

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       Ce court texte est consacré aux effets proprement tranchants que l’exposition organisée par le Metropolitan Museum entre novembre 2014 et mars 2015 — consacrée aux différents portraits (peintures et dessins) que Paul Cézanne réalisa de sa femme Hortense Fiquet (1850-1922), mère de son fils Paul, épousée tardivement en 1886 — opère sur Dominique Fourcade, corps et écriture, émotion et pensée, observateur et observé, écrivain emporté par la charge poétique d’une œuvre picturale dont il souligne ici le caractère singulièrement étrange. L’écriture témoigne de cette révélation en recourant aux moyens qui sont les siens : syntaxe rythmée et chaloupée avec effets d’accélérations, de bascules, de flashs et de ruptures, images à la fois bizarres et évidentes, références littéraires, érudites, en même temps que renvois réguliers à une profusion émotive, alternance de proses et de vers, emprunts à l’anglais, invention de mots valises qui ont le privilège de faire durer la langue, usage d’une ponctuation agrammaticale et sensuelle marquant combien le souffle de la poésie, amplifié et précipité par le geste esthétique (qu’il soit pictural, musical, cinématographique ou chorégraphique) reconsidère le monde en le découpant selon des perspectives surprenantes et décisives.

         La réunion de ces tableaux décapite, au sens littéral du terme, celui qui les observe alors même qu’il semble impossible de désigner le bourreau responsable de cette décollation. Le sujet Fourcade est, dans un premier temps, lavé, nettoyé, purifié par cette rencontre. C’est une fois de plus l’éponge * qui débarbouille le regard du visiteur de l’exposition, éponge tendue par Paul Cézanne lui-même, exigeant des voyeurs que nous sommes une attention à la fois analytique et synthétique à ses « romans d’un regard » — belle expression que nous devons à Bernard Noël. Après cette purification symbolique vient le second moment de l’initiation, baptisé ici « lynchage », ou « Strange fruit », du nom de ce poème écrit en 1937 par Abel Meeroplol évoquant le corps d’un Noir américain pendu à un arbre et que Billie Holiday interprètera quelques années plus tard — « Southern trees bear a strange fruit ». Voir en peinture, voir par la peinture, est-ce toucher un fruit défendu, pécher contre l’ordre du monde ? Y aurait-il une pomme cachée dans chacun de ces tableaux réunis ? Le visage de Hortense n’apparaît-il pas comme celui d’une nature morte, momie et statue impassibles, nudité mise au jour — une chair sur laquelle le temps, à proprement parler, ne passe pas ? Et si le lynchage est un crime mené par une foule, de quelle foule s’agit-il ici ? Foule des tableaux rassemblés à New York, foule des corps représentés (Madame Cézanne puis Madame Cézanne puis Madame Cézanne telle qu’en elle-même l’éternité la change…), foule des peintres dans le peintre ? Qui est, que veut, que peut, que voit Cézanne ? Que désire son cœur, que recherche sa main ? Quelle espèce d’espace cherche-t-il à découper, quelle décharge électrique monte-t-il avec ses tableaux-circuits ? Quelle victime sacrifie-t-il à son art : son modèle, son public, une part de lui-même ? La fin du texte éclaire le sous-titre de cette rencontre-déclic : « cycladic you ». Les portraits de Cézanne renouent avec l’art de la mer Égée en ce qu’ils proposent un nouveau type de tête, un invariant, un modèle : schème dont l’exposition et la répétition ne peuvent que brûler le regard de celui qui les reçoit, ne peuvent que bouleverser la main de celui qui les peint.

         « soleil cou coupé » disait pour Apollinaire la lassitude devant l’art ancien, grec et romain. Madame C désigne au contraire le nom d’une excitation, d’une nouvelle « angoisse de l’amour » qui étreint le corps ensanglanté et néanmoins intègre de Dominique Fourcade lorsqu’il comprend que Cézanne a créé, cadré et défini ce visage féminin indéfiniment reproductible pour mieux réinventer l’espace au sein duquel il naît. A bas la tête, à bas les têtes ! Peindre, c’est peut-être renoncer à la tête de l’autre comme à la sienne propre. C’est accepter de mettre la tête, sa tête, de mettre toutes les têtes de côté (et c’est bien sûr encore plus nécessaire dans ce genre si codifié du portrait) pour envisager, dévisager, scruter, déployer un monde d’autant plus libéré qu’il se veut acéphale, un monde qui partage notre temps tout en touchant à l’éternité. C’est brutaliser son modèle, stupéfier son admirateur, et violenter la sagesse académique qui paralyse certains de nos gestes, quelques-uns de nos désirs.



*  On pense bien sûr à éponges modèle 2003, texte antérieur de D. Fourcade.

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