Nous sommes tous la pègre de Jean-François Hamel par Nathalie Quintane

Les Parutions

06 janv.
2018

Nous sommes tous la pègre de Jean-François Hamel par Nathalie Quintane

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Ce qui de Blanchot globalement subsiste, aujourd'hui, et quand on n'y est pas allé voir de plus près depuis longtemps, c'est : L'Espace littéraire et l'engagement à l'extrême-droite dans les années 30 ; peut-être La communauté inavouable, paru chez Minuit en 1983.

L'immense travail de Hamel (il faut lire les notes en bas de page, considérer la bibliographie rare et les recherches qui y sont synthétisées) permet d'abord de comprendre chez Blanchot la conversion du romantisme métaphysique de L'Espace littéraire en un romantisme révolutionnaire : comment cette « absence au monde social de l'écrivain », cette « liberté absolue de la littérature qui la rend intolérable à tout pouvoir, même révolutionnaire » vont-elles basculer vers une fusion-disparition et de l'écrivain, et de la littérature, au service de la révolution ? Comment, à la faveur de 68, mais préparé par les lectures faites les dix années qui précèdent (du coup d'état militaire de 58 à la veille des événements, c'est-à-dire des émeutes, bientôt devenues insurrection, et nommée comme telle par MB), Orphée va-t-il descendre dans la rue, y distribuer des tracts rédigés collectivement et anonymement par le Comité d'action étudiants-écrivains (l'un des 400 comités créés cette année-là), et qui se changera simplement en Comité, une fois tout statut abdiqué ?

De la littérature comme « lieu de déracinement et de dépossession », explique Hamel, Blanchot conclut, en somme, à la nécessité de la disparition de l'écrivain, qui rejoint la foule et s'y fond : « le désœuvrement et l'anonymat ne caractériseront plus uniquement la condition posthume de l'écrivain, mais également l'expérience des insurgés et des foules révolutionnaires » ; de la lecture de Benjamin (Critique de la violence), Blanchot déduit que cette « expérience de la dissolution ne s'accompagne d'aucune refondation » : il s'agit en effet de sortir du cercle infernal qui change invariablement la violence constituante et fondatrice des révolutionnaires en violence constituée et conservatrice une fois le pouvoir pris (soit la répression), en maintenant en permanence une violence "anarchique", irréductible ; l'insurrection est en somme, comme on dit par les temps qui courent, une « forme de vie » et non un passage obligé dans la conquête du pouvoir — en cela, 68 en est l'exemple et l'accomplissement.

Hamel revient, à sa manière toujours claire et précise, sur un texte... fondateur du Blanchot de l'époque : Le Refus. Ce refus de l'existant, bien sûr Blanchot le tire sans difficulté de son penchant personnel pour l'absolu, mais aussi, faut-il le rappeler, de la situation sociale et politique de la France de ces années-là, une France à peine sortie de la guerre d'Algérie et encore sous de Gaulle, une France que dix millions de grévistes vont eux aussi refuser ; et puis de la situation internationale, guerre du Vietnam, contestation générale des printemps, et puis de la lecture de Marcuse… En fait, tout le monde s'est mis à refuser le statu quo — tout le monde, ou presque.

Le Comité d'action étudiants-écrivains, lui, n'est jamais dans le presque : « il s'agit de créer un vide culturel absolu », écrit Blanchot, de ne pas ruser comme les situs, qui poursuivent par leurs inscriptions murales « l'activité littéraire traditionnelle », enchaîne Mascolo, d'ailleurs, demande Duras, « Pourquoi ferait-on obligatoirement quelque chose ? » : en effet, si la littérature est un travail, et s'il faut ne travailler jamais, alors, il ne faut plus faire de littérature, ni même quoi que ce soit. C'est ce reproche d'inaction qui provoquera la scission du groupe quelques mois plus tard.

« Nous sommes tous la pègre » (la phrase est de Blanchot) nous indique dès son titre le départ de réflexions nécessaires : le jusqu'au boutisme de Blanchot ne se contente donc ni du peuple, ni de la plèbe : il descend "plus bas" encore, selon une logique qui semble hantée par l'Evangile et par des choses un peu moins avouables, il faut bien le dire (dire "la pègre", ce n'est pas dire "les casseurs"; la pègre est du côté de la contre-insurrection*). La visée eschatologique est clairement énoncée (68, c'est la fin de l'Histoire, la fin des temps, la fin de la politique, la fin d'un peu tout), et le communisme blanchotien semble parfois l'écho lointain de l'une de ces hérésies passionnantes et millénaristes que l'Eglise sabra et dont elle brûla la plupart des textes.

C'est que le sens de la formule est terrible, chez Blanchot… « terrible » à tous les sens du mot, comme Johnny Halliday le comprend dans « Elle est terrible » — formidable, d'enfer, géniale, etc —, mais aussi, parfois : à l'emporte pièce, par exemple dans cette phrase où refuse de se saisir le sens de ce que peut (être) le public : « Le public est l'indétermination qui ruine tout groupe et toute classe », écrit Blanchot, comme si un public — un peuple ? – pouvait préexister à la cause qui le constitue, qui lui donne forme. Reste que les mots de l'écrivain souvent font fort et tapent juste, comme ici : « Quand il y a des manifestations, ces manifestations ne concernent pas seulement le petit nombre ou le grand nombre de ceux qui y participent : elles expriment le droit de tous à être libres dans la rue, à y être librement des passants et à pouvoir faire en sorte qu'il s'y passe quelque chose. C'est le premier droit (…) ASSOCIEZ-VOUS AUX MANIFESTATIONS. EXPRIMEZ VOTRE SYMPATHIE AUX MANIFESTANTS CAR C'EST POUR VOUS QU'ILS MANIFESTENT; AIDEZ-LES A LIBERER LA RUE. A LA MANIFESTER LIBRE ».

L'ample recherche de Jean-François Hamel s'annonce déjà comme l'un des livres hors-commémoration les plus passionnants concernant mai 68...



* J'ajoute ici une précision de Jean-François Hamel quant au choix du titre : « Nous sommes tous la pègre » n’est pas à proprement parler une phrase de Blanchot. La formule se trouve dans un  communiqué du Comité, fin mai, en réponse au ministre de l’Intérieur qui accusait la « pègre » d’avoir infiltré les étudiants derrière les barricades. C’était une manière, bien sûr, de séparer les éléments dignes d’être considérés par le pouvoir d’État et les autres, qu’on pouvait du coup matraquer sans ménagement et sans risquer de choquer l’opinion publique. Ce communiqué, comme toutes les déclarations collectives du Comité, Blanchot le fait sien, bien qu’il n’en soit pas l’auteur (au sens strict). C’est ce que je voulais : un titre qui ne soit pas de Blanchot, mais dont il a choisi d’assumer la responsabilité au nom du « communisme d’écriture ».



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