Tolstoï vivant, de André Suarès par Christophe Stolowicki

Les Parutions

18 oct.
2020

Tolstoï vivant, de André Suarès par Christophe Stolowicki

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Tolstoï vivant, de André Suarès

Un livre décevant, tant il passe à côté du meilleur de Tolstoï. Tolstoï vivant ? – titre qui m’a happé. Non, Tolstoï ossifié, réduit à sa seule pensée, vue comme doctrine, par un pamphlétaire chrétien peu inspiré. Léon Bloy est loin. Et la charité commande de ne pas évoquer Péguy ni Bernanos. Tolstoï pur prétexte, dont pas une ligne n’est citée, ce que Guillaume Basquin pardonne en postface et qui me hérisse.

Tel Maurice Blanchot se focalisant sur la pensée de Sade et dissertant à son propos, manquant sa cible quand Roland Barthes, à l’abordage d’un génie subversif par le biais, la fenêtre paradoxale de son style, l’étreint en son essence.

D’évoquer Sade un contrepoint utile. Tolstoï, en cela semblable à Rousseau – ce qu’André Suarès a remarqué mais réduit au plus théorique – dément par avance Gide : oui, on fait de bonne littérature avec de bons sentiments, surtout quand ils sont effusifs, et que l’effusion est celle d’une raison active – ce qu’André Suarès effleure également, constatant que ne plane pas l’ « ombre d’un pouvoir mystique. Tout ce qui y ressemble donne du dégoût à cette âme puissamment rationnelle ». Rousseau justifiant avec indulgence ses menus travers fait sourire, alors que dans cette langue russe dont, même ne la parlant pas, l’on devine le cours souterrain et limpide, l’énergie bouillonnante de ses labiales mouillées – l’effusion de Tolstoï, émanant par à coups d’une réglée profusion verbale, est la marque d’un génie intelligent et bon. De la profusion sensitive déborde  l’effusion de sentiments, à ces confins de neige et de glaces jaillit du froid pétrifié un joyau en dégel. André Suarès a beau lire un prêcheur plutôt qu’un artiste, sans cesse ressort le « cœur » de celui dont les larges pulsations accordent sensibilité et raison. Tolstoï est si vivant qu’au travers de sa seule pensée dénudée jusqu’à l’os il le demeure.

De cette puissance André Suarès relève la violence saine, avec une perspicacité à la portée d’un enfant de cinq ans qui a lu Nietzsche (« la violence est le signe de la force, et la nature humaine le veut ainsi, quand même je ne le veux point. Or, rien ne vaut, qui ne vaille par sa force. Tolstoï en est la preuve vivante. Cette vie incomparable est celle d’un violent. Qu’il en convienne : c’est en violent qu’il combat la violence. [...] Il fallait donc ce violent, ce pécheur, pour rêver d’une vie sans péché »).

« Âme » : le mot est lâché. Mais ô combien on gagne, replongé dans Tolstoï, à lire ce qu’âme contient (et dépasse par avance) de psychisme, de psychologie lestée d’esthétique, plutôt que de n’en dégager que la spiritualité, comme André Suarès à qui échappe ce paradis perdu tout en délicatesse de cœur, attendrissement du cœur. Ainsi Natacha (dans Guerre et Paix) devint amoureuse à l’instant même où elle entra dans la salle [de bal]. Elle n’était amoureuse de personne en particulier mais de tous à la fois. Elle était amoureuse de celui qu’elle regardait, pendant qu’elle le regardait.[… ] Voilà comme je suis, semblait-elle dire, en réponse au regard extasié de Denisov qui la suivait. Ou : Quelle merveille que cette Natacha, se dit-elle en faisant de nouveau parler un tiers, un personnage masculin collectif. Ou : son sourire qui s’adressait non pas à ce qu’ils disaient mais à son bonheur intérieur. Ou : Il voulut à plusieurs reprises prendre part à la conversation, mais chaque fois ce qu’il disait était rejeté comme un bouchon hors de l’eau ; et il ne pouvait pas plaisanter avec eux. Ou : Il n’avait vu à personne ce calme et cette assurance des gestes gauches et inachevés. Où Proust fera intervenir plusieurs métaphores explicatives comme autant d’interrogations suspendues, Tolstoï est si plein de son sujet et si touffu de langue qu’un seul énoncé rend toutes les nuances du chatoiement intérieur, tous les ressorts de la tragédie.

Tolstoï en ménage, réalité et fiction. « Un seul mariage est soustrait à la misère du couple, à sa bassesse, à son absurdité : le mariage religieux. Le manteau de ce cache-misère est, du moins, si solide qu’il cache la nature, même quand il est plein de trous et déchiré en tous sens, de tous côtés », écrit André Suarès, abondant à ce qui fut la vie de l’écrivain avec son épouse, Sophie Andreïevna (cinquante ans de cohabitation, treize enfants), tout en déchirements. En regard, dans l’œuvre, la femme impure vue comme l’incarnation du mal, mais aussi le climat apaisé et le bonheur en famille de l’épilogue de Guerre et Paix. –  Il me semble que tu ne peux pas m’aimer ; que je suis si laide…toujours – et surtout maintenant… dans cet ét…[enceinte]  / Ah comme tu es drôle ! Ce n’est pas la beauté qui fait l’amour, c’est l’amour qui fait la beauté, dialogue prélude à de grandes retrouvailles à deux couples unis. Ou Comme la lumière qui s’allume à l’intérieur d’une lanterne peinte et ouvragée fait soudain ressortir la beauté inattendue et saisissante de l’habile travail artistique qui, auparavant, paraissait grossier, obscur et dénué de sens, ainsi s’était transfiguré le visage de la princesse Maria. Pour la première fois, tout ce pur travail intérieur dont elle avait vécu jusque-là devint apparent.    

Il vaut mieux lire Tolstoï avec le regard de l’âme baigné de psychisme, que de raisonner et théoriser avec Tolstoï pour porte-voix. Mais l’écrivain imprègne si fort que même d’une  lecture abusive transparaissent des notes justes.           

 

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