ARGENT de Christophe Hanna par Nathalie Quintane

Les Parutions

05 sept.
2018

ARGENT de Christophe Hanna par Nathalie Quintane

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Comment donner une idée de ce livre ? Le départ en est apparemment le même que pour Les Berthier, paru en 2012 aux Questions Théoriques et signé la Rédaction : une « enquête » (25 questions reproduites en annexe concernant un fait-divers, la prise d'otages de la maternelle de Neuilly en 1993), et un choix, ou dispositif, d'énonciation à la fois direct et sophistiqué, chaque réponse obtenue étant reprise à la première personne du singulier ou du pluriel, associée à d'autres, remise en forme et parfois modalisée, comme ceci : « Comme environ les deux tiers d'entre nous, Berthier de Paris, j'aurais pu être parmi ceux qui ont reçu une lettre signée H.B., pour Human Bomb, annonçant, environ* une semaine avant qu'elle ait lieu, la prise d'otages etc ». 

Dans Argent, l'auteur, sous son nom propre, reprend ces procédés en les poussant plus loin, s'expliquant et s'en expliquant de manière encore plus franche : ce qu'il fait n'est pas de la sociologie et il ne croit pas une seule seconde à la transparence des discours ni à une quelconque scientificité ni même exactitude de ce qu'on dit ou écrit dans un tel cadre : la vérité de ce livre est ailleurs. 

Peu à peu, on comprend comment il en vient, chaque fois dans des circonstances différentes qu'il détaille et/ou documente, à négocier une discussion sur l'argent avec des personnes qu'il connaît déjà (le milieu de la poésie, de l'art, de l'enseignement, des amis ou la famille) ou qu'il rencontre à l'occasion — l'occasion d'un procès par exemple, ainsi de cette avocate : « Je suis écrivain et je travaille en ce moment à un texte disons autobiographique dont l'écriture consiste à recueillir des témoignages de personnes avec lesquelles j'ai pu avoir un lien significatif d'argent. (…) Si vous êtes d'accord, il s'agirait d'avoir ensemble une discussion simple dans les conditions qui vous conviendraient : n'importe quel moment de la vie ordinaire est susceptible de me convenir. » 

La vie ordinaire, c'est en effet le cœur battant de ce livre : à couvert, et même sous le couvercle du ciel des quantités, des calculs et des mesures, perce une sensibilité extrême aux détails concrets, à la drôlerie des situations, comme quand on voit littéralement Franck2000 essayer tour à tour les 3 impers portés par Henri1000 — qu'on devine sans peine être le célèbre Henri Michaux, qui « s'habillait comme un notable de province, tiré à quatre épingles », et Hanna ajoute qu'« il pensait que c'était cela être neutre d'un point de vue vestimentaire. » 

Le plus souvent, les paroles sont rapportées ; la position d'Hanna est qu'il rapporte les paroles des autres, si bien que l'humour, volontaire ou non, le tragique de l'existence, les tricheries, les coups, sont toujours indirectement dits et comme filtrés ou suggérés, mais de manière tellement franche et sans chichi qu'on tient là une série de portraits où tous les rois sont nus. Car tout le monde prétend (le verbe revient souvent) donner ce qu'il gagne vraiment par mois, cela va sans dire : la somme annoncée est ainsi collée au prénom (je suis Nathalie2400, par exemple) ; or il n'y a paradoxalement aucune prétention, dans ce livre, à nous découvrir ou nous révéler enfin ce que gagne vraiment tel ou telle, et ce qui en reste, finalement, c'est que la majorité des personnes rencontrées, poètes, artistes, éditeurs, sont pauvres voire très pauvres — le livre s'ouvre avec Christophe254, Tarkos, qui n'a guère vécu en tant que poète que de l'aide de ses proches. 

La question de l'inégalité des revenus et de la redistribution de l'argent est posée à plusieurs reprises par Hanna ; la plupart des personnes interrogées n'y voient pas un problème, c'est l'un des constats accablants que permet ce livre, publié dans la collection « l'ordinaire du capital » aux éditions Amsterdam, qu'on ne peut que remercier de n'avoir pas, ou peu, coupé dans un texte dont la force réside dans un déploiement progressif et une composition maîtrisés de bout en bout ; « (…) dans les œuvres d'art d'avant, nous cherchions ce que nous étions incapables de faire, alors que celles d'aujourd'hui cherchent à nous montrer ce que nous aurions tous pu facilement faire si nous vivions dans d'autres conditions.» (p. 81). 

 

* je souligne en italiques 

 

 

 

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