Cri de la vie d'Abel de Nicolas Zannin par Carole Darricarrère

Les Parutions

25 juil.
2020

Cri de la vie d'Abel de Nicolas Zannin par Carole Darricarrère

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Cri de la vie d'Abel de Nicolas Zannin

Un penchant s’abstient de faire des phrases, la nuit éclaire page à page un ermitage de quatrains, de tercets, de silences de roi mage ricochant à fleur d’écho en lisière d’un rai de pénombre, une main cueille des strophes en lune noire, au soliflore revient l’éclat du son d’un pétale qui se détache, s’égoutte « l’ombre du cri d’un écouté » en altitude gravite, maintenant est un don sans fond, hier fait jour dans le nom à contrejour, « extase en la rigueur » tombe du vent marchand en justesse étincelante, « en l’absente éternité des résultats du temps » par contractions de saillies chandelle le don de poésie d’instase en eurêka quand, dans une même unité de temps, « bien en deçà d’aimer procède le nombre comptable », tombe dans un reflet le parfum en cascade, le poète organiste Nicolas Zannin sirote le loin dans un rouler de dés, rend à un siècle de poussière son mi-dit de lumière.

« Heurter le monde heurte de front un mur
Y nommer sans paresse entrouvre ses sutures »

Les mots émaneraient-ils d’une conversion de notes, de la sonate au sonnet qui parle qui crie qui pense, derrière le glas de lumière envolée d’Abel, plaquant des accords d’une tonalité spectrale avec une concentration sans faille dans la langue renouée des nobles serviteurs, qui allonge la table des matières comme autant en emportent psaumes et missels ?

Quelqu’un à tâtons psalmodie, fait silence de son propos, azure la note azyme de la parole, garde le feu, règle la flamme, tient le souffle, blanchit la page ; là le vide, vitrail de cécité, vitesse autre, esséité cagneuse d’un doigté au zénith de la conscience ; quelqu’un coud des mots sur le manque une flèche entre les yeux, ni virgules ni débord, aligné au centre sur le rien, sépare le et & le ni, le toujours le jamais, reste dans le retour, s’abstrait dans l’excellence : un œil le regarde.

La contrainte est une langue à part entière - je recommence - la retenue est une matière fluviale - un système d’écluses dans la langue -. Je remplace le mot matière par le mot technique, je m’adosse à la technique pour mieux la dépasser, j’obtiens une méthode. Je lis en aveugle un mix d’éther et de lumière, une brûlure dans le noir, l’idée me vient en suite de la question - je trouve, je sais, je vois ce que je lis - apparition au détour de la langue des graves de Soulages.

Un noir plus gai que le gris joue du Blanchot dans la langue de l’attente et subjugue l’oubli. Un noir mat, épais, profond, une pénombre de cathédrale, un bois doré sur le mur du fond trace une croix sur une pensée sans âge, dans le garrot de la porte étroite écrire ne fait pas de bruit, un mince filet de lumière tombe dru sur les arpèges.

Je n’ai pas dit que je n’aimais pas égrener les yeux fermés un livre de prière, à un poème près, nager dans le marbre des eaux anciennes un lys bien droit vêtu de blanc à la main, manteau d’offrandes en deuil de sens et verbe de bure, mourir colombe à chaque page d’un regret, sceller remords la pierre, mettre un point d’orgue à l’écriture ; l’hiver est un squelette, la langue est un clavier, le fantôme de Beckett marche sur le tranchant funambule de la main - je corrige - l’hiver est une mue, ou la mort.

Mystère est ce qui se penche sur la langue, proue de la hauteur sur un cristal de givre, une solitude linceul dans le blanc de l’air, autour de la neige un paysage se défait, un cri tire une balle à blanc sur le modèle, un son funèbre l’appareil de la langue dans un trou de roche, hisse le sujet sur l’austérité la plus haute, je m’émacie au fur et à mesure que je lis.

Certains livres provoquent un friselis de frissons dès lors qu’on les écoute ; parviennent dans le mille d’un lieu rare en soi propre à chacun ; des livres écrits au verso de l’invisible tous feux éteints ; lisant, me revient l’impact mère d’un tableau qui me fendit le crâne en deux parts jumelles afin qu’au droit de la hauteur et de la profondeur je reçusse ce jour-là Egon Schiele qui sans doute reçut lui-même un jour dans sa douleur au détour de quelque chemin la vision avec la vue, de la mort tournoyant rapace au centre des airs, harponnant colline quelque proie de peau. Nicolas Zannin entretient des affinités électives avec cela et ceux de la colline aux corbeaux, deux corps en chute éclaboussant en couverture l’ange et la bête, et Abel et Caïn, ou l’absolu.

« je ne trouve aucune paix / dans les beautés mourantes / que mes frères dévorent déjà »

Il offre une expérience de lecture en marge de la mode contemporaine, fait son deuil de l’allégeance et son seuil du contrepied, regarde au-delà de l’idée que l’on se fait : quand Dieu écrit des poèmes aux infirmes et qu’ils ne les lisent pas Nicolas Zannin s’agenouille volontiers au chevet du Mythe et les éléments du décor n’y résistent pas.

Au pôle nord de la poésie, à la proue de la pensée, se détachent ainsi philosophiquement ceux que la figure sacrée aimante - Michaux, Rilke, Jabès, Grosjean, ont chacun à leur façon répondu à l’appel de la forêt pour mieux rencontrer en aveugle le loup -. Chacun son coût de salive et son coup de dé dans l’illisible épaisseur de l’être, aura toisé au moins une fois la bête, en garde la marque sur le front et un reflet sur la langue. Y voir l’épreuve qu’exige le moment venu la nécessité de danser sur la face cachée du soleil. Ils, eux, « Comme tout homme, tout vivant / nous fuyons les patries épuisables / pour subsister en propre / en territoire nôtre », ne cèdent qu’au passage de langue.

De l’étreinte à l’unicité, lecture en remémoration sous un ciel de cendre, chacun en son intériorité brève ne faisant obédience qu’à soi-même, Nicolas Zannin se saisit du motif à pleines paumes pour en extraire la leçon de quintessence et appliquer ses tessitures au présent, « distinguons-nous de la mort / ses surnoms refusons ».

L’écrin monacal de la concision, l’hélice de l’ellipse ramenant dans les interlignes par soustraction des butées de silence et des arcs de lucidité, le poète est au chevet du détachement comme alchimie indivise du resserrement, saisie comme décharge. Dans ce recul entendu comme une action dernière de la pensée sur soi et sur la langue, s’observe avec aménité le retirement périphérique du magma des motifs et des agissements, se réelise l’agapé de l’effacement, comme le poète tombe en connaissance dans le Poème-Monde et au ralenti dans les images à la seconde de la vitesse de pénétration comme passage, ici & maintenant l’infini creuse la réalité en ses ruines & sagesses pour mieux l’étherniser.

« Seul vit / seul rejoint sa vie en la considérant / seul crée en rejoignant » dès lors que la mort est un diapason au firmament de la pensée à rebours des joies éteintes, enjambées de performance par capillarité dans l’ordre d’un mal nécessaire à une amnésie favorable et salutaire.

De compter à nommer, de la mort à « la mort de la mort », « l’espérance demeure seule vie continue », en « trois ou quatre couleurs d’évidence (...) une blancheur d’ailleurs ». Du « jeu de nos pensées » en état de veille vigilante à l’alambic du poème, de la fêlure à son appellation comme tenue en son expression la plus décantée, un chemin de ronde rapièce un à un les pleins et les déliés, rabat feuille à feuille toutes rimes sur un inventaire de pertes et louanges.

Pour Nicolas Zannin, poète des formes solennelles abouties surpassant sans fanfare les vents laïques de la parole pour les convertir en odeur de sainteté, la poésie est une forme d’engagement à servir l’amour en l’homme et le beau dans la bête.

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