Le pélerinage du temps de Clara Calvet par Carole Darricarrère

Les Parutions

28 mai
2020

Le pélerinage du temps de Clara Calvet par Carole Darricarrère

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Le pélerinage du temps de Clara Calvet

« Écrire comme
personne,
N’écrire pour rien.

 Mais roucouler

(se raccommoder)
De mots. »

« Je n’écris plus désormais
que poèmes immobiles
où nul rêve
ne se rend. »

 

Lire et relire « Le pèlerinage du temps » à la faveur de toutes les heures de la journée n’en épuise pas le contenu.

L’expérience intérieure y figure le film holographique d’un espace-temps étirable à l’infini de l’instant dans toutes les directions. Sans âge elle les contient tous, n’est ni logique ni rationnelle, ne juge pas. L’expérience intérieure est la face cachée de la réalité, sa fleur de sel, sa face indurée la plus réelle, elle est notre lune noire, notre connaissance immédiate la plus intuitive et le gisement le plus favorable à l’émergence du poème : une lanterne magique.

Clara Calvet le sait. Elle est une poétesse confidentielle qui donne de la marge au temps, de la patine, de la hauteur et du discernement, nous adresse en toute altérité sa différence tel un signal venu d’une autre planète, un rayon de lumière miraculeusement intact rescapé dirait-on de quelque antiquité. Sa poésie repose sur l’expérience intérieure entendue comme un diamant qui dialogue dans le noir entre toute chose en rêverie profonde.

C’est dans cette altérité qui est maturité en perpétuel advenir-devenir qu’elle écrit, dans cette clairvoyance résurrectionnelle du vivant vécu, sur le fil ininterrompu d’un balancier qui n’a pas d’angles (pas d’arêtes coupantes), comme si toutes blessures étaient potentiellement devenues malle aux trésors, vivier aux métamorphoses, boîte de Pandore, terreau ressource de bonne aventure, toute perte un gain, une conversion en supplément d’âme, une célébration mémorielle qui font que la trace est plus longue que l’événement et le poursuit autre dans le passage : l’expérience intérieure est aussi une intelligence.

Ainsi de « L’Indigente » à « L’innommé(e) » « Le pèlerinage du temps » méandre-t-il mélodiquement entre les références dans le sillage de la liturgie, d’Oreste, du lied et des Omeyyades jusqu’aux Vivian Girls avant de s’ovaliser en aval dans la figure en filigrane de « l’ExcLu » dont on pressent qu’Il est béance plus proche de l’agapè que du tison obsessionnel, de l’éthernité que de l’incarnation consumante.

Tout en vif-argent de clairs-obscurs au sens où les murs possèdent une mémoire, sa maison-moi est un réservoir inépuisable d’images acoustiques susceptibles d’évoluer dans le poème tels des poissons d’or en eaux profondes, tout en échos, tout en glaces reformantes passées au marbre comme à l’ivoire, le poème advient à lui-même tels les paradis perdus adviennent à la nostalgie : dans leur plénitude tenue face à face comme une lettre à soi, dans cet apaisement nourricier à partir duquel nous nous reconfigurons non pas moindres mais riches à foison d’un éclat plus dense que celui du flash-ball et de l’éclair. Le ver n’est plus alors épine qui ronge le fruit mais hôte bienveillant qui en malin secret vous tient intime compagnie, présence inspirante de galeries qui aèrent la réalité, la labourent et la fertilisent, le poème devient chambre d’amour et promesse de nouveaux voyages, devient itinerrance (intime errance) plutôt qu’itinérance, roulis existentiel sans destination : il fait œuvre et il suffit, étant le fruit ingénieux d’une lente et secrète anachorèse, un jour il est, indépendamment des événements dont il procède.

C’est un texte qui fleure bon l’âge mûr et une opération magique. Les événements du reste sont floutés, les faits occultés. La définition n’est pas ici l’affaire du poème et c’est bien là son pouvoir. Clara Calvet n’écrit pas en détail mais à partir de détails signifiants, de prélèvements sensitifs, avec ce fondu évocateur qui la place naturellement dans les écritures féminines cérébrales au sens noble (au sens félin). Poème comme supplément d’anima, architexture souple qui tire à la verticalité, armature qui ancre quelque chose qui ne pèse pas, fruit arrivé éclos comme à point nommé, quelque chose de juste ajusté sans forfanterie, poème pour ce qui ne se saisit pas. Ce produit avéré d’une alchimie existentielle est l’œuvre insidieuse d’une déconcrétion provisoire qui fabriquerait du sens quasiment a contrario des événements, en les dématérialisant. En ce sens le Poème est une antimatière symbiotique et un espace de résurrection (l’inverse d’une performance), une découvrance, un ‘lieu saint’ qui tire le trait pour mieux le redessiner de soi à soi à travers le monde.

Il ne s’agit pas ici de comprendre mais de prendre et de s’enfoncer, s’enfoncer comme qui plonge à cœur et à pic, comme qui dans les méandres de l’oubli trouve son alphabet, son salut propre et inaltérable. S’enfoncer en poésie devient dès lors une parturiente et un projet de vie plus réalisant que nature, initiant de surcroît un mouvement de résilience tout à fait palpable, un accordage symptomatique. Cela ne raconte pas. Cela sublime et grave, deep down, et fait ciel des oxydations, s’agissant d’une écriture de l’interstice à la fois sobre et pleine, distanciée et sensible qui trace un fil entre différents états de soi, corps et dé-corps, départs et arrivées. D’où le sentiment prégnant que rien est plus et la possibilité que la perte adombre. La poésie est ici tout ce qui reste en nombre après le terme, une sorte d’introduction (de prescience) à la mort elle-même comme assomption, le moment philosophique de bascule de l’actif au passif, de l’avoir à l’être après lequel rien ne sera plus jamais comme avant et mérite dès lors d’instruire.

Ces cils d’écriture, cette qualité de silence qui sied à la poésie, ces silences qui pérennisent, qui dispersent pour mieux ailleurs concentrer, qui forent pour mieux dépasser, qui dépassent pour mieux se recentrer, ces armées souterraines qui reconduisent la parole au repos et au consentement fraternisent avec un sentiment de liberté chèrement acquise.

S’ensuit que la froidure côtoie ici à l’évidence la sciure de morsures anciennes, que la relation se dilue dans l’intime compost pour mieux se retourner (se mesurer) dans l’Ouvert, que la fiction personnelle s’évase dans l’expérience fondatrice, que le vif, le vécu, le consumant, le feu de plomb et de paille se convertit en or du temps, comme dans la chanson, l’ambiante chanson de beauté bleue plus belle que ce qu’elle étreint.

Lire est plus que jamais de fait entrer en résonance, en altitude, en feed-back : dépossession. Lire fait retour dès lors qu’écrire assimile et dégonde et rien ne tarit, vertige des voix qui se sont tues, tension des voies au nom d’impasses qui n’en sont désormais plus, sacrifice de l’envol, révision du sens par changement d’altitude, com-préhension ou compénétration verticales et ascension solitaire dès lors que l’on ne s’abuse plus mais s’avise sans renier ni le milieu ni les bords.

Ni noir ni blanc mais beige, beige est tour à tour allusif et déceptif.

Vous l’aurez compris ce livre n’est pas un maillot de corps écrit avec la pointe tapageuse de la langue mais l’alambic de vair d’une carafe au long cou, la chambre froide d’une larme d’or, une remémoration cérébrale, une intellectuation toute en détours et raccourcis, un sort, un charme, un événement poétique et un avènement des possibles à contretemps de la guerre que la violence se fait à elle-même comme si le Poème sortait d’un long silence courtois.

Va viennent vont, par absence, les uns et les doubles, les autres et les inattendus, les innocents et les impunis, croisent armes larmes et trajectoires, sur fond de déshérence, neige de sable et gros-grain de la vulgarité ordinaire, envol mis à décoller dans le dos des indigents, cuirasses et échardes d’ « Anges dévorés, déchus / parmi les carcasses »  de bagnoles hommes & femmes confondus : « Chaque jour le crime ! ».

Dans un livre de questions faire colère est faire tombeau, faire exigence, recracher comme l’on avale, les pépins du monde, les accents stridents les angles durs, compter la mort, avec douceur, avec cette douceur qui sobrement prend racine, refuge dans la distance, la distance dans la hauteur, la hauteur dans le réenchantement au long cours d’une actualité dans laquelle plus rien ne se ressemble, faire retour, faire réveil, faire naufrage, « coquille noire » d’une « foule solitaire » « dans un ciel non clarifié », la poésie féline entre deux lignes brisées, cherche sa lumière, sens et direction, « dans les enceintes/ d’un rôle/ cloîtré », fait constat et retourne les lies à la poussière.

Quoi d’autre sinon cette nécessité dos à la marche de pèleriner, oser le ton juste à contre-courant sans emphase, pour le dire cela, cette nuit intérieure, ce carrefour crépusculaire, ce deuil profond d’un sens à vivre qui s’épuise comme sable contre les vanités, quel contre-pouvoir, si ce n’est chanter les mythes, « - tous ceux qui me / créèrent ( me défaire / au pont / des non-discordés ) // l’abbatiale chamarrée - » ; quoi sinon le pas de côté, l’entrechat, le pas sage qui interrogent ‘l’Oubli’ en quête de valeurs dans Athènes « vidée / de son sublime écho / sous le talon pressé // des grises marchandises ».

Chanter le manque profond « en soi / en soulte / en délivrance », chanter le désenchantement pour mieux se réaccorder. Dès lors Oreste, « pauvre hère statistique », se demande : « Qu’attendre de moi / au temps nouveau et bruyant / des impies ? ».

De « L’indigente » à « L’innommé(e) » l’auteure sème ses filtres et ses calques sur le mode liturgique, la violence ( le monde frelaté des marchandises et de la médiatisation ) et le sacré ( le Mystère ) se disputant ici pied à pied une profondeur de champ la tendresse en appelle aux accords profonds de la sagesse ancienne pour lisser à cœur une sidération à parts égales de colère de tristesse et de nostalgie.

Fontaine hiératique de porosité, Clara Calvet fait partie de ces rares disparu(e)s dont l’unique trait de plume s’ancre dans l’encre d’un temps subjectif abouti qui évase le motif du Je à la condition humaine afin que toutes les poussières du monde adviennent à l’agapè du temps. Dans un livre d’avoine elle cueille (,) lisse (,) le pistil du monde et souffle sur ses étamines au ralenti comme sur un oiseau mort jusqu’à ce que l’empreinte de plomb de ses plumes se défroisse libre de toute salissure.

Telle une mise en silence adamante de « L’indigente », se poursuit une longue rêverie lenticulaire sans adhérence dans « L’innommé(e) », sorte de cloud à lire les yeux bandés dans lequel l’auteure joue à cache-cache avec la lune et le soleil, une zone réfléchissante dématérialisée sur laquelle il serait loisible de patiner, un fondu enchaîné dans lequel plus rien n’aurait de prise, l’errance atemporelle d’un Je Nous ou Je Monde pulvérisé entre le micro le macro et le large, toute mise au point étant vouée à un sentiment mat de neutralité, l’innommable invite l’innombrable, le non-  et  mal-  nommé au détachement et à la liberté intérieure.

Dans ce Je Nous singulier et pluriel mot à maux sans plus de grip, « Parler à ce qui / fait Homme / dans l’écho », dans ce décrochage en apnée, cette anesthésie semblable à une mort émotionnelle, le lecteur n’atteint plus la lecture qu’en renouant avec le beau et s’enfonce dès lors en poésie sur un coussin d’air comme dans des sables ouvrants sans nostalgie.

« Là oscille
le manque et le cru,
le vertige du
dire et
le dégoût de
dire, »

comme une définition par défaut - en filigrane - de la poésie

« Tremble le
double d’écrire
entre le vain la palette,

la majesté d’entre les absurdes,

Et l’évanouissement. »

alors les mots vont vers (,)  ce à quoi ils étaient destinés (,)  basculent deviennent  ce qu’ils veulent  :  des clefs à laisser fondre sous la langue en mémoire de soi avant que le mystère dans cet eucharisme ne se referme sur un blanc (,) soleils happés d’une mémoire refoulée dans laquelle le particulier en miroir du collectif se fond dans l’isolement universel.

Un poème ne nommant jamais nommément ce qu’il convoite tout effort pour rester avec le livre ici sera vain jusqu’à ce qu’il nous en délivre corps fuselé d’un long silence.

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