Dona d'Emmanuel Moses par Carole Darricarrère

Les Parutions

28 sept.
2020

Dona d'Emmanuel Moses par Carole Darricarrère

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Dona d'Emmanuel Moses

C’est l’histoire d’un livre qui s’ouvrirait toujours subtilement par hasard sur un clin d’œil, celui d’une fillette couettes flottant entre état de veille et de sommeil et son âne zébré, « Dona » - donne à -, le dernier recueil de poésie d’Emmanuel Moses que souligne à la manière de traits de khôl un bestiaire subliminal né de l’imaginaire du plasticien et pianiste Frédéric Couraillon dont les dessins contiennent à l’infini d’autres dessins - une pensée en cachant toujours une autre -, Dona participe de cet élan, offrir à cœur l’onction avec le remède le plus ancien, l’arme douce la moins suspecte : ce filet chéri d’instants jetés en écharpe autour du cou telles des bouteilles à la mer ou autant de bouées d’oxygène derrière la vitre d’un train, la question restant l’entrée en gare, est-ce nous qui sauvons l’écriture  - « je me rends compte que j’essaie depuis toujours de sauver ma propre langue » - ou l’écriture qui nous sauve ?

Revenons un instant sur ces nébuleuses qui surplombent le texte à la manière d’une constellation de bulles et fondent un texte en soi qui donne à aimer, sorte de bande passante d’une procession animale d’enfants mages tout droits tombés de quelque comptine tamisée de métamorphoses déployant autour ses inspirations.

Autour les épisodes en demies teintes d’un carnet de notations que ponctueraient donc les propositions arborescentes d’un Homme apaisé en son animalité compagne l’absolvant volontiers de ses manquements, croisant main dans la main le corps de refuge d’une sagesse reconnue quand bien « Même la neige te le rappelle : / Tu vas vers l’horizon noir », « cette obscurité / Que tu sais gagner de jour en jour » comme le nœud coulant des années se resserre sur l’insouciance.

C’est pourtant le passé qu’« Allongé sur son lit, les yeux fermés / (le poète) essayera de visualiser », l’observant « tel un spectateur un point de fuite / Et de se représenter alors son assaut silencieux et implacable » (…) « Pour l’heure, il dessine des fleurs autour de la proposition (…) », et toute cette signalétique de climats cinématographiquement corrects propres à tisser une plastique sentimentale, ces indices - un pont sur l’eau, une cigarette qui rougeoie dans l’obscurité, un décor, une attente - témoignent d’une oscillation perpétuelle entre divers états de fascination autant que de maturité : ces états sont des étapes vers l’irréversibilité.

Oscillant au passé à l’avant de lui-même d’un sentiment l’autre en l’autrefois, égrenant en passant un chemin de marelle sur lequel sautiller à contre-pied en récitation d’un chapelet de cailloux blancs comme autant de moments de grâce ou de repère en hommage à la mémoire de ceux en soi qui discrètement y participent, Emmanuel Moses musique à bas bruit une portée d’accords comme font les instants au piano quand ils se détachent les uns des autres et que se disloque un rosaire de sensations plus ou moins diffuses, fondent ce que l’on nomme une intimité, dessinent en chemin un surcroît d’humanité.

« Quand je ferme les yeux pour plonger en moi-même / Je me retrouve en train de flotter comme de l’huile sur une nappe d’eau // Qui peut me comprendre ? / Pas un seul de mes semblables / La mouche, peut-être, car elle ne sait guère ce qu’elle veut / Et tout la surprend, la main assassine autant que la vitre trompeuse. »

Écrivant comme, dans les courts-circuits et les extinctions, si hier & demain, le pinceau d’un « phare de poche / Qu’on tiendrait au creux de la main » balayait les résurgences et les possibles ; comme l’on fait retour et que l’on soliflore une fois rabattu ce qu’il reste de jour sur  nos compagnons de route, nos disparus, nos filiations, nos partitions, nos amours, le nom connivent des choses elles-mêmes.

 

Silences frappés de givre plantés dans l’eau comme un bouquet et premiers pas dans la cour offerts au halo de la lampe le soir, records de longévité de ces temps courts saisis comme roses de sable, instants beiges gravés en noir et blanc dans la couleur qui s’en va dire son plein de sépia dans le vide en laisses de mots, Emmanuel Moses c’est toujours un peu après en contrejour un regard céladon poivre et sel porté sur la lumière qui recule en solitude.

 

« La réalité et les rêves sont aussi fuyants les uns que les autres, insaisissables / Ce qui est le plus précieux file sans recours entre nos doigts. »

 

Porte à porte d’un au revoir, rencontrant deux fois dans la langue cela qui a été dans sa propre chair saisi, amour de l’amour, testament, barrage contre le renoncement, Emmanuel Moses toujours nous ressemble, une veine au front une épine dans le talon, écrivant au fond comme on marcherait sur les eaux sans trop peser sur ses propres pas ni préjuger de son allure, « pauvrement immobile » tendu vers l’autre comme réparation, il empoigne le bâton de coudrier de l’écriture dont la fonction miraculeuse est de nous redresser. Ce qu’écrire contre vents et marées depuis la marque veut dire, vieillir égal revivre, pardonné de n’être plus, gravé à cœur dans le mille depuis l’autre offert en résonance au regret, déposé en poésie aux heures tardives, un parfum de peau arraché à une salière.

Le poète est « plus puissant que les agents », « la pensée du péril » plus toxique que le danger estimé, par ces temps de crise profitables aux inspirations vertueuses comment échapper aux millions de nous-mêmes qui panurgent dans le temps masqué de la matière si ce n’est en nous en remettant corps et âme quoiqu’ « un peu lourd et boiteux du savoir de (notre) limitation » aux bons auspices poéthiquement corrects d’une sagesse bien tempérée ?

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