Patrick Autréaux, « La Sainte de la famille » par Carole Darricarrère

Les Parutions

12 janv.
2023

Patrick Autréaux, « La Sainte de la famille » par Carole Darricarrère

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Patrick Autréaux, « La Sainte de la famille »

 

« On croit que tout commence par un jardin. Mais ça commence avant. Longtemps avant. À un endroit que je n’arrive pas à distinguer. Un trou que personne ne soupçonne. Pas même moi. J’ignore que j’ai oublié. »

Ni vraiment un roman, ni un récit ni un essai, mais un « Constat » autobiographique constellé de trous noirs d’une intimité sans fond, tapissé velours de poignées de terre et de revenants, à la croisée de tous les genres en négation de l’idée que l’on se fait de la genèse.

Et dont le titre, résolument rétro et un tantinet disruptif, condense et restitue en quelques mots la subtile moelle, de là fait poème et bande à part. Dans « La Sainte de la famille » il y a du nous, il est question d’un héritage, de transgénéalogie et, au même moment, d’un pas de côté dans le vide sidéral des commencements, des causes et des effets.

D’une pierre deux coups, oser ; oser la sainteté et la famille, la transcendance et la tradition, dans un monde aussi farouchement matérialiste que le nôtre, n’est pas sans risque tant ni Dieu ni le père & la mère n’y font autorité ; l’addition de ces valeurs surannées nous invite de fait à un travelling arrière ; menacés de dissonance cognitive, l’adjonction d’un bandeau féérique reproduisant en couverture une œuvre de feu l’artiste Henry Darger éthérise derechef notre enfant intérieur à la façon d’une boule de Noël.

Patrick Autréaux est un écrivain prolifique dont le phrasé limpide, la sensibilité sans sensiblerie et les cadrages chirurgicaux à fleur de peau penchent naturellement vers l’excellence ; le lire c’est assumer de descendre à sa suite en syntonie dans le labyrinthe du corps et de l’âme qui attend apnéistes et spéléologues pour mieux les recracher.

Le corps en mode pause dans l’intimité frangipane et bois de rose d’une intensité désincarnée, il ne s’agit plus d’un brasier de chairs mais d’une flamme de cire, la matière noire a évincé la matière rouge, le recueil est un cercueil mental en forme de « contrebasse » dans lequel les disparus occupent le devant de la scène et les vivants à leurs yeux de terre ne sont plus personne, tout se mélange et s’évente poivre et cierge en rétroversion dans le désordre, l’écrit sonde l’étoffe du vide en quête de l’écho solitaire en soi d’une miraculeuse fontaine, l’auteur écrivant à cœur ouvert comme qui opère, écrivant dans le jour qu’offre la porte étroite d’une mystique athée, s’agissant de « préserver cette sphère d’espoir et d’amour en nous, qui évite d’entrer mort dans la mort » écrire depuis cet endroit où l’on ne peut rien changer, où l’émotion, émoussée par le temps, n’est plus un obstacle à la juste sensibilité mais une valeur ajoutée.

C’est donc une odeur rétrospective de pétales de roses séchés dans l’interligne qui offre cette fois aux hématomes sa lumière indirecte et emmène l’auteur là où l’on ne l’attendait pas, soit du côté de Lisieux, des familles mèche par mèche de l’enfance au cimetière, de la blessure originelle à son ombre portée, de l’épreuve de la maladie à la transsubstantiation, de la tentation de la foi au hoquet de la mort sans jamais atteindre la résilience ni parvenir à anticiper le mystère, l’esprit empêché par générations de cicatrices ; cette fois plus que jamais, à l’heure des bilans et à l’épicentre du balancier des implosions, tendu vers l’écriture d’une « scène impossible à voir », infuser c’est penduler passionnément en introspection dans les excavations qui nous constituent en quête d’une communion de repères, de sens et de réparation.

Jean Grosjean disait du passé qu’il était imprévisible et Christian Bobin que « la poésie c’est celle qui fait venir les absents autour de la table ». Le passé constitue à bas bruit notre actualité. Il nous observe, nous pense, nous laboure, nous conditionne, nous hante, nous saute à la gorge, entretient avec nos viscères des relations potentiellement toxiques, nous ronge le cœur, nous autopsie, nous funéraille. Le passé est une dimension à part entière dans la matière des jours comme dans les livres de questions de Patrick Autréaux. Il est paradoxalement la pierre d’angle du détachement et cela qui confère à l’existence sa plus haute expression, à l’intensité la tension particulière aux points de rupture. Dans ce compost d’instants compactés dans la durée, se cherche, se trouve, se perd, repousse, s’impasse et se pixellise tour à tour en écriture la clef d’une vie, la fusion au pied de la lettre de l’ombre béante du doute et du rai du sens.

Tour à tour inspiratrice, initiatrice, alchimiothérapeute, sésame, boîte de Pandore et porte-bonheur, la ‘Sainte de la famille’ - Thérèse de Lisieux et ses écrits - fait des lemniscates sur la main pieuse de l’écriture - celle du cœur -, emmène la loge du corps dans les marées de l’esprit en attendant que le ciel s’ouvre sur un horizon de sérénité et que s’exhale cet imperceptible génie qui vous cueille toujours au débotté et de fait vous désarçonne pourvu qu’une de ces phrases au bon goût de madeleine vous tende sa langue de chat et vous fasse patiner, patiner à la proue de la poésie comme sur ces atolls de prose en sursis au fond de la mer des sentiments.

S’ensuit le fruit nu scintillant d’une méditation au scalpel dans le vif décompensé du crin mental de l’expérience provisoire de vivre ; s’y déploie l’architecture sensible d’un compost de reflux évanescents qui s’additionnent et se soustraient dans le retrait perpétuel de toute chose promise aux grands fonds des tréfonds indicibles ; d’où sirènent les voix sans visage d’une succession de métamorphoses et se pense aussi bien la vocation de l’œuvre que la menace d’un désœuvrement ; l’écriture entretenant ici des relations concrètes avec la mort, Patrick Autréaux - pour lequel écrire est aussi « savoir que [l’on a] aimé et avoir un livre en chantier pour [s]’y refaire un corps » - nous fournit par défaut la preuve qu’« écrire nous change ».

« Il n’y a rien à acquérir, ni vertu ni mérite ni qualité particulière de l’esprit ou de la culture. Il faut juste s’égarer aux confins de soi (…). On ne fait pas l’ascension d’une montagne, on la descend en montant jusqu’à tout inverser. »

Jusqu’à l’instase.

 

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