« Progressions » de Roland Chopard par Carole Darricarrère

Les Parutions

17 févr.
2022

« Progressions » de Roland Chopard par Carole Darricarrère

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« Progressions » de Roland Chopard

La lucidité est un métal froid qui se repousse et n’a pas la rondeur de l’hostie ; elle se méfie énormément d’elle-même, déjoue les pièges que le moi lui tend, délinéamente sans concession par tessitures cérébrales « la voie austère » pavée de leçons paradoxales d’une passion taciturne - la phrase bien frappée, magnétiquement pure en son métal dur - ; ainsi naviguant à vue entre les signes comme il se doit, les feux de la beauté tensible échappant au fer typographe de la main rationnelle, ouïr sans insistance l’effet silence qui près domine ; dans la balance isotherme des blancs discerner jamais ne ceint le tango aquamobile de l’émergence et de la disparition ; à ce stade il n’est plus nécessaire « de convier (sa) conscience » tant il est vrai qu’« à force de remuer les mots, ce sont eux qui, au fond, vous remuent ».

En clair et à mots bien affûtés, c’est aux éditions solognotes Bruno Guattari Éditeur que l’écrivain multicartes Roland Chopard poursuit patiemment sa Recherche. Fidèle à l’éclair, acteur pénétrant d’une apothéose de la présence dans le détachement, il nous offre cette fois une composition d’inspiration oulipienne structurellement chiffrée au scalpel de la maîtrise qui se décline en six mouvements soit autant d’approches et de variations soumises au jeu de la contrainte dans laquelle chaque ensemble figure l’exacte allonge de celui qui le précède ; le tout derviche par attentes et ricochets en sandales de méditant au large d’un « pivot pronominal » générant un effet de gamme qui jamais ne renie cette « planéité voulue » qui signe sans ostentation sa démarche. S’y reconnaissent immédiatement le timbre, la tournure, l’expertise, la sobriété de style (son absence contrôlée ou sa neutralité blanche rabattant le beau).

De la pulsion compulsive à son agencement et sa complétion dans le temps spatial de la page, on ne louera jamais assez la fonction pneumatique des blancs comme variable d’ajustement de la texture d’un texte : de l’air, de l’air !

Méthode  le visuel de  l’amorce, sorte de margelle en tête de chaque énoncé, qui crochète le lecteur et l’invite à franchir ce seuil en deçà duquel une navigation à vue tirée au cordeau quasi spéléologiquement s’entame dédensifiant les formules mathématiques qui en découlent ; façon d’apprivoiser l’objet d’un désir demeurant à jamais abstrait, le sujet ne pouvant par définition être clos, qui d’un livre l’autre poursuivrait son auteur autant que celui-ci le poursuit.

Au commencement était le je, géniteur de concert face à la genèse, que fais-tu est une question centrale ; tu fait retour, « écoutes la voix qui frémit et cherche comment (…) aller vers » ; ainsi rejoint, je s’augmente qui déjà s’efface, fait alliance avec ses semblables : il ou elle absorbés par la vague à distance de la plaie, roulés par les hauts-fonds, jetés ivres sur le rivage, s(c)ellés à eux-mêmes, mille façons de le (mal)dire, surfant sur les mirages ; autres pèlerins, le nous des appelés arpentant un compas dans l’œil le lit des leurres, qui se reconnaissent, se prolongent ou se séparent dans le vouvoiement qu’ils et elles - parité oblige appariée à une altérité -, les élus (les survivants) d’un parcours d’obstacles qui est un chemin d’initiation, absorbent.

Par réminiscence, par instinct de confrérie, partir à la rencontre en soi d’un(e) autre, telles les parts d’un tout qui se confondraient dans une possible unité de direction, le poème serait-il encore malgré lui le fruit imparfait de la sublimation d’une blessure indépassable, chaque mot ici bien pesé dresse son procès, enfonce le clou, élague ce qui écharde, aucun n’est l’enfant du hasard ni ne fait allégeance à la complaisance.

L’Ailleurs (l’Ouvert) est soumis against the clock à une arithmétique - 1 / 2 / 4 / 8 / 16 / 32 / 64 -, et gagne en amplitude comme il consent à la voie sèche d’une discipline ; l’auteur fait jeûner le style au profit de la démarche, tient le soi à distance du rond de plume - rigueur oblige signée maison -, si le Verbe se répand l’obsession se cadre et l’élan se maîtrise pourvu que le je s’océanise dans le soi de l’entendement.

Si vite, nous le sommes (vulnérables), débordés par la lumière d’une compréhension essentielle, nus devant les évidences, désarmés par exigence, cédant progressivement à la mort de l’ego incarnée dans la Pratique dès lors qu’une dimension autre nous arrive qui transcende la phrase, écrire c’est mourir à soi, mourir l’arête interne du mouvement d’une direction. 

 

« Je fais des vers comme quelqu’un qui meurt. » (Manuel BANDERIA)
«  Quand je dis ce que je dis c’est que j’ai été vaincu par ce que je dis. »  (Antonio PORCHIA)
« (…) écout(ant) et martel(ant) jour et nuit (…) sa mort cherche depuis toujours l’endroit où il se laisserait le plus aisément briser (…) »  (Rainer Maria RILKE) 

 

« Défi abrupt d’une progression faite noir sur blanc », tenir les mots à distance s’entend à les accorder, lire vide la page de toute matière au profit de la substance, perfection sèche ici de l’ardeur délivrée de l’objet facétieux qui la provoque, aube de lumière de la matrice du Poème au verso de la poésie confronté au nous assumé du cri blanc de la rature : « l’esprit toujours en éveil / nous investissons les espaces libres ».

Étrangement si étrangers, laissés au bord, à la peine de ne pas parvenir au hors-sol lisse des parois face contre terre, à bord la prescience d’un aveu d’échec, tension et pointe à l’œuvre dans la main courante de l’abstraction, délit de hauteur au point de fusion avec le vide, échelles de méditation excluant la métaphore, c’est toujours seul, un par un, que l’on gravite en lévitation, seul et ravi au quant-à-soi du nous solaire, mourir et écrire étant jumeaux d’une activité solitaire, ici un luxe qui ne manque pas de mérite.

À ce stade d’intensité en marge de la raison volontaire le Poème est une cinquième saison qui n’absorbe que les esprits en marche vers l’éveil ; et la pratique de l’écriture un « vice » bien caché comme le sont les vices de l’intellect, sorte de monstre froid ultra fascinant qui découperait au rayon laser les peaux mortes de l’excédent ; (sa)voir entretenant des affinités réelles avec le risque, l’auteur taquine sans fin l’arbre de la connaissance sans jamais faire tomber (ni croquer) le fruit dans lequel le ver(s), semblable à un serpent,  sommeille ; Eve, mystère en soi fermant la marche avec quelques longueurs d’avance ayant coiffé la force au poteau depuis belle lurette, garder une affection sensible pour les grands méditants qui font œuvre du détachement quand bien même glisserait-on sur ces lames, cherchant parfois une poignée tangible à laquelle se raccrocher, une main chaude, peut-être.

Parvenu à « l’exact milieu de la progression intégrale », Roland Chopard ne s’épargne pas l’inventaire des affres & des faux-semblants qui jalonnent le chemin de Compostelle de l’écriture ; disciple avisé adepte des « plaisirs occultes » ou simple aspirant, le lecteur peut alors choisir de lire cet ouvrage à la manière d’un précis de bonne conduite, ou comment atteindre le graal de « cette densité qui résiste (...) aux outrages du temps » sans tomber dans l’enclin professoral ni céder au chant des sirènes.

So far si sharp, son propos perd de son piqué, décline et sombre dans les abysses de l’altérité féminine ou ce qu’elle lui inspire - my(ni)stère les eaux troubles et les sables abstraits d’énonciations subjectives dans lesquels l’esprit de la lettre perd pied - : ainsi s’atteint « le lieu où le souffle sera finalement perdu » dont la nature suprême échappe à la plume.

 

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