Stéphane Montavon, Le Bouge par Carole Darricarrère

Les Parutions

29 janv.
2021

Stéphane Montavon, Le Bouge par Carole Darricarrère

  • Partager sur Facebook
Stéphane Montavon, Le Bouge

Quelle accroche visuelle dès la couverture plante le sujet, dans quel camaïeu de fards épicés, quelle langue arrivée de Bâle, sous l’œil pirate de quelle créature, s’approprie-t-elle un territoire ?

Immédiatement, des batailles navales de sms s’engagent dans des naufrages deux point zéro, des tweets tâtent de l’arobase, des mms tels des feux follets entament une danse du ventre à la perche, des onomatopées « clichent », des anglicismes clashent, les parois ont l’ouïe fine, tout un boucan méli-mélo downtown Cairo croise le fer et se « ricorde » à pinces, cet énorme foutoir d’odeurs et de sons vous débouche les narines et les tympans jusqu’au sang, place de la révolution, là où l’Histoire à l’identique friande de chairs se fait et se défait.

Du son aux assonances il n’y a qu’un pas, sorte d’évidence que Stéphane Montavon franchit avec gourmandise tandis qu’un « taxi bakchiché se renfile vrombissant falot dans la frôle aveugle, feux, cartons, entre des tas de brique des camions, des corps accroupis qui crachent, relents d’huile bord du Nil (…) ».

*

La minceur de l’intrigue est inversement proportionnelle au travail de langue - magistral majestueux - qui se saisit du prétexte pour s’y déployer avec force singularité dans un cocktail d’écritures empruntant à tous les arts cohabitant synchrones avec un naturel décapant ; la syntaxe noue un pacte avec l’exigence sans pour autant bouder le langage courant jouant de toute une panoplie de mots avalés dans un jet de salive ou d’autres récemment intronisés comme autant de sons rapides, rameutant de grands textes oubliés d’historiens ou de lettrés (Flaubert dépucelant les mœurs du Nil vaut le détour...), brassant la géopolitique, l’ethnologie, la géologie, l’histoire naturelle des civilisations vivantes voire disparues, les croisant avec d’éphémères messages remixés digitalement avec créativité, récupérant tous ces matériaux disparates, les bougeant, les confrontant, dans un roman multipistes vibrant de poésie, terrifiant d’humanité, qu’importe au fond l’intrigue pourvu que la langue en fasse son affaire au profit de tous : ce qu’il y a de meilleur dans la recette c’est la farce.

Du dire à l’écrire, dans un grand métissage de littérature et de trivialité, si tant est qu’ « écrire ce pourrait être mieux dire » et que la poésie se mêle de « saisir le fil du présent », nonobstant cette note furtive « l’impression grotesque d’avoir réduit assez définitivement la Poésie à l’état de granulés », Lapeyre et son « énergumène d’indige outre-avisé dont qui ne s’enticherait pas » (Ashraf) remontent fourmis par étapes le temps de l’Histoire de chicha en Stella et du Caire à Siwa en quête d’un compatriote helvète porté disparu nous offrant cinq sur cinq le trip d’un déconfinement assorti d’une déconfiture : l’Égypte contemporaine d’avant-le-masque comme si vous y étiez, en prime le choc des cultures.

« Sous le bât d’ouïr profond » le livre est écrit à la perche, à l’appli, au smartphone, à la dévorade, au pouls qui pulse danse et s’alentit, « tout ça faisant tableau au montage », les dates rampent et oscillent à la dérobade de 2008 à 2007 jusqu’à 2011 et 1935 si affinités en indices sous-titrés servis sur une saisie de sons baroque à n’en pas croire ses oreilles, elles vont planter leurs signatures bien droit comme racines dans le documentaire et l’Histoire d’où les hommes tombent à feu et à sang et se redressent, le Régime orchestre guerre et paix avec des accents militaires dans une ambiance de cour aux miracles orientaliste, « or ce faisant comme frotté qu’on s’est dur! à l’inanité du son quand celui-ci devrait représenter le conflit social, les banderoles, la foule filant doux (...) le courroux tapi. »

Des assonances binaurales déclament en argot les flammèches de rudes intensités filmées au Nagra tant « le réel n’est pas tout soluble dans l’image ». « Or [ toujours ] l’intensité est ailleurs ! » actualité à traquer sans relâche, de la place Tahrir aux rivages de Fukushima « errant Nagra en bandoulière et micro au point » partout où il y a des hommes.

« Soudain, il pleut des pierres », tweets, chiffres, hashtags & conséquences sur Tahrir square - « trahir la place » en français dans le texte - et la langue troubadour des coups de blues au hamac fait place au field writing du témoignage, le réel rugueux s’agrippe à la lettre, « c’est maintenant ballets de bâtons et de barres de fer », sit in et ronds-points, black blocs locaux soudoyés par le Parti contre gilets jaunes safranés au henné, intimidation et diffamation, l’ancien versus le changement, où l’Histoire au chevet de la patrie se répète, où la liberté s’avant-garde : « r’b’lote », « meurtre de l’utopie ! », dès lors « Un micro est un sabre et à la fois un bouclier » « écumant clameurs et soupirs de la révolution », tels maux une fois dans la boîte mis à détremper dans un cahier à la lettre, la dernière expression de la révolution tombe sous « la contrainte esthétique », transmutée par une danse du ventre dans le bouge organique de la langue.

On s’enfonce « exubérantement » à mi-parcours de l’enquête dans l’intrigue nappés de superlatifs comme dans une prolifération annexe de figurants croqués à sec dans un jargon qui « cliche » du côté de la satire sociale et se referme sur un microcosme d’expatriés haut en petites mesquineries cosmopolites, on se faufile par surenchère entre des avalanches langagières dans l’intimité de cette faune humaine ses tics et ses travers auprès de la saturation tandis qu’en contrebas sous les balcons à toute heure les voix vraies du Caire et ses authentiques petits métiers poétiquement ourlent et nous galvanisent charriant «  La chiffe gonflée d’huile, le cageot brisé, l’hélice à une pale ou la vis au pas foiré qu’on jette au charroi. // Dons d’inframince. Moins que mie, pourtant davantage que mégots. Piteux riens après qui cette voix soupire. // Rrrouuuba bikyaaa ! Bik bik ! » - où vont les vieilles choses, les rues traversent les murs à dos d’âne.

*

Si, dans un périple, ce qui compte n’est pas tant la destination que le parcours, s’agissant d’un roman c’est moins l’intrigue que les chemins buissonniers qu’elle nous fait prendre et perdre.

Je vous laisse découvrir ce phrasé bien torché de gypse et de muriate de soude qui repousse les frontières de l’architexture du langage pour mieux restituer la chair du monde, deux cents pages d’action poétique, une source de plasticité et une claque d’exotisme, de quoi tuer allègre une bonne semaine à l’arrêt et exacerber notre besoin d’ailleurs : aussitôt on en redemande.

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis