Revue 591 N° 7 par Carole Darricarrère

Les Parutions

09 juin
2020

Revue 591 N° 7 par Carole Darricarrère

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Revue 591 N° 7

« Attendu que tous les mots disent la chose et son contraire ou presque », longtemps j’hésitai entre diverses entames ; celle-ci eut un temps ma faveur, qui place l’art devant la lettre et paraphrase ainsi l’esprit de ladite revue… « Dans l’art on ne fait pas les choses au moment où on les fait. On fait les choses avant de les faire. Quand on commence à les faire, c’est fait. (…) La vie et l’art s’emmêlent sans arrêt ; (…) » (Jean-François Bory) ; ou celle-ci, «  TOUTE LA LIRE à 591, c’est-à-dire la fusion sinon la recherche poursuivie du point eutectique, un renouvellement c’est-à-dire la continuation avec d’autres moyens, en jetant subrepticement des coups d’œil en arrière » (,) voire des coups de dés (,) « ce qui revient à regarder plus intensément devant (…) » (Christian Désagulier), tant c’est globalement ce qui frappe à la lecture, cette volonté quasi politique d’un enjambement des extrêmes paroles de velours dans gant de fer, ce grand écart cérébral du dépassement comme idéal d’exigence contradictoire et absolu, cet outrepassement ludiquement provocateur de la règle aux accents un tantinet élitistes qui brasse à l’international dans toutes les langues une métalangue droit dans les yeux : « l’idée est toujours celle d’extension du langage, dans une dimension post Coup de Dés » (Jacques Donguy).

C’est un objet ambitieux qui dès lors qu’on le déploie « mousse comme de l’eau qui bout », et bien que ce ne soit ni un pandanus à port de palmier ornemental ni un gilet indien, il n’en contient pas moins des fils conducteurs, des paillettes de mica et des brins de safran qui aiguisent le regard et qu’il suffira de repiquer pour faire long feu devant une baie de lecteurs bouche bée : ce qui fleurit aujourd’hui fera demain des phrases (« Hoy son flores / Mañana serán palabras »).

Par où commencer, par qui, reprise à chaque page, flambeau passé de main en main, l’esprit de la lettre naviguant sous la bannière (ici l’ « Allégorie de la Chute de l’Humanité Ignorante », Mantegna, 1490-1500), tentation de jouer à saute-mouton ou revenir en arrière et monter une marche pour mieux sauter du train, vent qui grince girouette et chenille.

On dirait qu’ils se sont tous donné rendez-vous au pied de la lettre, au printemps, autour de quelque arbre bien feuillu, les ami.e.s, les copains, la belle bande des incontournables, les lanceurs de mots, les acteurs de notre temps, les poètes et les pointeurs, les artistes, dans un  véhicule de libération de la parole comme dans un bouquet de déconfinement, ils sont là en grande santé cognitive, serrés au coude à coude dans un esprit de fête comme pour un pique-nique ininterrompu, le 7ème.

Ce qui tient ensemble ceux-là par-dessus la qualité c’est le futur, le futur de la littérature et l’horizon de la langue. Ce qui implique parfois d’aller quérir dans le passé ce qui n’est jamais tombé dans les griffes du temps, de chercher en soi ce qui reste dans les limbes, ce qui s’y ramifie et nourrit depuis la base le sommet, le copeau olfactif qui fait loupe dans le repos là-bas dans une chambre du temps pour Jean-François Bory, l’instant pornographique en fond de tasse pour Cécile Mainardi, le détail le plus réel le plus potentiellement abstrait, l’évocation la plus provocante, sa charge poétique autonome la plus cristallisante, sa mémoire personnelle offerte aux associations à la lecture dans sa pleine résurrection comme eurêka.

Il y a une énergie folle et délurée dans ce cénacle qui parle à livre fermé depuis la table, comme une envie de mordre à belles dents dans la parole, la livraison de 591 printemps 2020 est une pile chargée à bloc, une concentration en puissance de graines germées, une poignée de chiendents fraîchement cueillie, un détonateur : pour mieux s’y retrouver le lecteur fera confiance à l’ordre orchestré par la rédaction, sushis tapas et petits fours, sorbets et vin nouveau, et que tous s’accordent méli-mélo, dans un style soutenu qui fait la part belle au graphisme, aux chiffres et à l’ingéniosité, pour lequel la lettre serait en quelque sorte agie par le chiffre et un objet poégraphique dans une revue-monde dont le design stands for itself et qui se plaît à mettre la littérature en mouvement, une revue dense, visuelle et tactile, qui joue avec les perspectives, se lit comme une œuvre d’art & se réinvente en objet mathématique, avec une tranche noire imprimée de chiffres blancs et ronds rehaussée d’un filet rouge majuscule, sur laquelle croise poétiquement quelque délicieuse amibe Terracol, coup de poinçon pattes en l’air ou animal totem en 4ème de couverture au centre d’une carte à jouer rouge passion qui prend date et fera un jour bel effet aux enchères sur quelque étagère futuriste en fibre de verre.

On y danse du bout des doigts entre les racines carrées et les trémas d’une programmation l’autre avec la tête, de Tokyo à minuit, de midi à Cordoba, on y joue sur le comptoir au 421 jusqu’à l’aube avec un entre soi châtié qui inclut tout ce qui tombe sous inspiration avertie et perpétue l’esprit de scandale, le bel esprit récréatif néo- intellectuel qui désherbe à tours de bras tout ce qui fleurit entre les lettres pour mieux faire école a contrario dans les chapelles.

Telle une revanche sur les mois off d’un drôle de drame et pour faire honneur à la fonction contemporaine, 591 offre un florilège de propositions dans l’unité de ton qui est celle d’un travail sur la langue : que signifierait faire trois pas en avant en écriture en 2020, quelle serait la différence entre un poème, un poëme et un poême ?

Un poème est un poème, un poëme est, dixit le Grevisse, un poème d’avant 1878 qui de nos jours, écrit ainsi, signifie qu’il ne veut pas être un poème, est plus qu’un poème, et un poême serait un poème qui aurait la nostalgie de la poésie : ils entretiennent tous des rapports différents et complexes avec le Poème, y compris le pœme « qui fuirait comme la peste toute tentation fixiste, figeante, réifiante » (Sarah Carton de Grammont), se réclamant « du contemporin » (Cécile Mainardi), « (produit d’une histoire et en mouvement vers d’autres formes) » (S.C.G.).

Ceci étant posé, « Le plus innocent des êtres est toujours très désappointé quand, voulant visser quelque chose, c’est ce quelque chose qui visse le tournevis et en fait un tire-bouchon. » (Maurice Blanchard)

Du tournevis au tire-bouchon, du chiffre à la lettre et vice versa, dans une logique de rebond habile à ricocher, l’équipe de choc de la livraison 7 de la revue 591 s’attache à augmenter la voilure entre la poésie et l’idée que l’on s’en fait, ouvrant la lecture du connu à l’interprétation avec cette faconde diserte qui sied aux éclaireurs de l’avant-garde. Nicole Benkemoun revisite le coup de dés mallarméen en chiffres, Christian Désagulier rend hommage à l’ingénieur poète Maurice Blanchard, Jean-Marc Baillieu tire au cordeau un texte japonisant sans lever la pointe de son mousqueton en miroir de prélèvements nocturnes que Judith Bormand aura effectués à Tokyo - un texte en décalage de l’objectif de la photographe chacun rendant compte pour soi-même de la rigueur native de ce peuple de disciples de la maîtrise -, quand soudain le vent tourne à l’Est, le rebond se fait digression, la digression rebondit, « fait un détour, une excursion, prend la tangente » sur 18 pages bien fournies et devient une « partie de l’introduction à (une) thèse de doctorat en Anthropologie sociale et Ethnologie » (« Sokol » de Sarah Carton de Grammont), un manuel de « savoir vivre avec son temps » à la fois social pragmatique et sensible, qui nous emmène là où l’on ne s’y attendait pas, en Russie contemporaine comme en littérature.

Il serait du reste opportun d’emprunter à l’auteure ses propres mots paraphrasant inopinément le projet de la revue elle-même : « (…) il y a une série plus ou moins longue de médiations, mais l’exercice (…) consiste à faire franchir au lecteur cette série de médiations et non à ériger ce sacrifice d’avril en irrémédiable différence ». Comme si, dans une unité de ton semblable à une marque de fabrique, en chacun des textes (ou presque) proposés ici à la lecture, se trouvait un morceau de puzzle adéquat impliquant l’une ou l’autre des qualités intrinsèques inhérentes à ce projet éditorial : « Sokol » pourrait se lire comme une allégorie de l’esprit de la revue 591.

« Sokol semblait anormalement anormal, plus contemporain que contemporain, exagérément nouvellement étrange : bref, je pouvais compter que la vitesse pourrait en quelque sorte s’y voir à l’œil nu, par exemple. » (S.C.G.), ce que je serais tentée de résumer ainsi : un esquimau n’est pas destiné à être consommé au Pôle Nord mais à fondre au soleil, page après page votre cerveau reptilien s’accordera à votre néocortex, pourvu que le dé soit à tour de rôle lancé et roule comme le font les nuages dans le ciel et leur ombre sur la terre.

L’une des démarches les plus difficiles à accomplir en ce monde étant de se recréer sans pour autant se couper de ses racines ni tomber dans quelque excès, c’est un défi d’oser oser tout en gardant le sens de la limite, de flirter avec les extrêmes tout en ne perdant jamais de vue le bon goût du juste milieu, c’est un peu de ce défi que se lance la revue chiffrée 591, sorte de pont neuf entre le passé et le no future.

Dans ce condensé de poésies phonétiques, typographiques, idéogrammatiques et visuelles dans la lignée du coup de dés mallarméen que Nicole Benkemoun aborde tel un objet de désir, en fixation au-dessus du texte, offrant une version numéraire qui efface la lettre pour mieux sublimer les blancs, l’approche est tendue par une démarche, la démarche devenant objet de l’art s’expose, potentiel de singularité à part entière, l’art et la recherche se confondent en quête l’un de l’autre. « Mise en question donc, mais encore mise en question de la question, et mise en place de la peinture. La peinture à sa place. À sa vraie place. Au-dessus de la cheminée. » comme l’énonce fort justement J.-F. Bory en regard du travail de Joan Rabascall (appelant une mise en question de la pratique poétique elle-même).

Ici donc tout fait langue y compris l’incongru ou ce qui fait a priori échec à la langue, entendez la peau, Jean-Pierre Bobillot et Yoann Sarrat s’en chargent. On trouvera plus avant au menu entre autres idoles, performers fétiches & pépites expérimentales uniques en leur genre, chez Jaffeux une tentative de mise en langue à l’oreille de partitions de jazz (Miles, Charlie Parker) et de marottes mélomanes, transcription de graines de notes syllabiques qui résistent à la lecture plane et appellent la diction, sorte de métalangue pour pratiquants avertis intransmissible au commun des mortels et susceptible de générer un sentiment prégnant de disruption cognitive ; chez Yoann Sarrat un poème-tattoo connoté borderline scarifié à même la peau à base de mots, de poils, de croûtes et de salive, sorte de malformation squameuse ou skin art qui donne des sueurs froides, laisse des cicatrices sur le temps et suscita à la Foire aux livres de Brive-la-Gaillarde des vagues de perplexité.

Il nous restera de cette expérience de lecture augmentée qui ratisse large pour continuer à ouvrir la voie et exige parfois des lunettes ou un « ordre mental » spécifiques, l’idée d’une poésie néo-mallarméenne et « post-internet qui s’emparerait de chaque nouvelle technologie en la détournant » (Jacques Donguy) ainsi qu’une définition spontanée de la poésie au nombre d’or mathématiquement parfait que nous offre de sa ‘bele escripture’ marmoréenne Christian Désagulier :   « ..    l’infractionnable,    l’infracassable    noyau, arithmétiquement irrationnelle, sa mantisse à décimales infinies,  l’exponentielle qui est à elle-même sa propre dérivée, sa bijection, sa jaculation réciproque pourvoyeuse vocale de tous récits transforme en multiplication l'addition, c’est-à-dire + en x ».

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