CE N'EST RIEN de Daniel Ziv par Carole Darricarrère

Les Parutions

03 juin
2020

CE N'EST RIEN de Daniel Ziv par Carole Darricarrère

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CE N'EST RIEN de Daniel Ziv

Dans un livre de métamorphoses (un livre de chapitres désaccordés dont chacun résulterait d’un coup de dés ), de trous noirs et de vortex, de couloirs et de courants d’air, d’initiations et de pieds de nez, un livre de portes qui claquent et de revenants, un cahier de rêves, une ligne de coke et un livre de runes, un carrefour de défunts en forme d’espéranto, un livre de sagesse et un ouvre-boîte, un grimoire et du cinéma, depuis ce livre insolent, il serait loisible d’apercevoir quelque chose comme le ventre de l’univers, l’intérieur du crâne de Franz Kafka ou l’œil de Buñuel, et de voyager dans le passé et l’avenir comme il est naturel de le faire dans certaines cultures anciennes, en rêve, en rite, en résonance ou en mescaline, en état de poésie aigu, en méditation profonde, en sortie de corps spontanée.

« D’un côté la vie, de l’autre la mort. » (,) en langue des oiseaux, l’amor (,) « Tu es entre les deux, je suis irréel ; vous êtes comme le zéro entre le négatif et le positif, le présent entre le passé et le futur. Le zéro n’existe pas, le présent non plus, le ciel, l’enfer, une fois de plus entre les deux. Invisibles, sans existence. C’est ici que nous retrouvons l’être. Le livre et le non livre. Je meurs de ne pas exister et ma vie restera circulaire. »

Il joue à brouiller les cartes du temps avec un plaisir contagieux et renverse les codes de la logique. Il ressemble à une peau de banane, un gag à bulles ou une météorite susceptible d’induire un état de sidération salutaire. Espiègle, il rembobine continûment le fil d’Ariane, le clampe et le coupe comme s’il s’agissait d’un rouleau de pellicule ou d’un cordon ombilical tendu entre le ciel et la terre, une corde d’argent*. Il fait penser à un livre de koans, sorte d’objet philosophique inclassable sans queue ni tête aussi impertinent qu’irrésistible à apprécier sans tortiller et lire de préférence dans la posture du pendu du tarot de Marseille.

Certains livres entretiennent des accointances particulières avec l’occulte et l’au-delà. Ils semblent avoir été écrits dans un état second indicateur de quelque trépanation, sous hypnose ou au sortir d’une salle de réanimation. Il en découle une charge poétique autonome, sorte de prose self-générative à l’état ludique sans commune mesure avec la pensée unique, qui exerce sur la psyché à la lecture une fascination longue en bouche : je ne pense pas (,)  je joue (,) donc je suis.

Ainsi en est-t-il de « Ce n’est rien », un ouvrage radicalement différent de Daniel Ziv, éditeur que l’on découvre décochant un « non livre » débordant d’imagination, positivement ébouriffant, potentiellement guérisseur, une langue-monde d’après Breton qui torpille la réalité avec un sens de l’humour grinçant bienvenu dans le contexte d’une société d’hommes qui ne croient dur comme fer qu’à ce qu’ils voient et collent à la réalité solide comme à une planche de salut, un monde dont le dernier opium pourrait bien être la littérature, la littérature entendue comme une machine expérimentale à voyager dans un temps « défiguré », traverser les murs, flirter avec les dimensions : de fait la violence économique, la politique, la guerre, les conventions humaines de la vie sur Terre, tout cela, ce livre le liquéfie, le balaie, le vole en l’air, ne l’existe pas.

Un « non livre » ne serait-il pas un livre qui aurait été écrit / s’écrit / se déconstruit de main à main à vue d’œil, en filature, comme sur une bande passante, en croisant, mixant, remixant des voix féminines et masculines, des hier(s) de cent ans et des demain(s) d’un siècle à venir, comme s’enjambent les ponts à grandes foulées provisoires en bottes de 7 lieues au terme d’un tirage de hasard, pris, repris, reprisé, randomisé ( notes, feuillets, directives anticipées, extraits de rêves, collages images et collisions aléatoires font ici bon ménage en grande ménagerie ).

Ce n’est donc pas rien, ( la littérature ), si c’est une façon incognito de s’envoyer en l’air et de sortir du cadre, un plaisir rare, et chez Daniel Ziv un don pour la liberté grande, une source ininterrompue en déliquescence et reconstruction permanentes qui fait voler en éclats tous les codes de la littérature politiquement correcte, non pas histoire de prendre la posture mais pour obliger le sens : l’auteur-éditeur applique à la lettre la formule éclair de Bachelard, « Imaginer c’est hausser d’un ton le réel ». Et ce petit outil indispensable, vrai et nécessaire, tendu vers les étoiles, ce remède contre l’ennui, va à l’essentiel, ( la Mort ), et élabore une théorie narrative autour du Temps qui en fait un petit livre des morts revu et corrigé par quelque métaphysicien génial et conteur débridé.

Daniel Ziv nous convainc qu’à mi-chemin de la gravité et de l’humour on peut penser la mort « sans être maussades, sinistres, plongés dans le noir » entre deux « brisures de temps » passées en compagnie les uns des autres, l’élever au rang d’une quête, en faire entre tous un sujet de contemplation plutôt que de déploration, la mort entrevue comme un remède XXL à la séparation et même à l’existence : tous les hommes dans la mort ne sont-ils pas libres et égaux ?

Ce qui est à l’œuvre dans ce non livre se décline donc autour d’une colonne de fumée narrative qui fait des ronds dans le motif en équilibre sur l’air avant de se perdre en conjectures et s’apparente à un instinct du jeu chevillé à la lettre qui sauve la littérature de ses plus vilains défauts et la soustrait systématiquement à la tentation du Je, ici tantôt elle tantôt il, ne dédaignant pas rebattre les visages et les traits pour mieux se conjuguer à tous les temps.

Il en va ainsi des chapitres, de chapitres de vie en chapiteaux de mort, poches de temporalité, concrétions d’instants, pétales tardifs racines à l’envers, imprévisibles comme seule sait l’être la mémoire lorsqu’elle vous joue des tours ; de « starting-block » en « chapitre désarmé », « chapitre dérisoire », « chapitre suivant », « chapitre remerciements » (…) se désarticulant d’eux-mêmes pour faire place à des Actes ; il s’agira d’en découdre alors avec le canevas contre-productif d’une sorte de road-movie en rêve dans un pays suspendu à une sorte d’arrêt cardiaque, peut-être juste derrière la vie au dos de la paupière, une fois passé le guet à l’heure zéro un autre voyage commence, quelque film apocalyptique dont on pressent qu’il n’aura pas de fin : en bas de l’écran, dans un coin au large des engeances passées et à venir s’aperçoit rétropédalant Daniel Ziv, son fidèle scénariste, en train d’en écrire les prochains épisodes en bonne compagnie.

S’il y a quelque chose de déchirant dans cet œuvrage alicéen au long cours et qui le rend si attachant, c’est ce sentiment incurable d’une nostalgie existentielle fondamentale de l’être pour le Néant, cette douleur d’être né clos en amnésie comme éjecté du sens primordial, petit spermatomoïque remontant le déluge contre vents et marées, argile du rien de l’ovule pris en sandwich entre le fini et l’infini.

« La vie tient à un fil, une corde pour le suicide, mais avant, la vie tient à un autre, une autre, au fond de nos cœurs, de nos rêves et au plus profond de toi. » : ce n’est pas rien, c’est du ZIV.

 


* une corde d’argent symbolise cette voie sacrée qui désigne la liaison entre la conscience de l’homme et l’essence éternelle que l’on nomme le palais d’argent.  (Serge Pey, « Appel aux Survenants », quatorzième méditation)

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