Habiter, texte de Sereine Berlottier, peintures de Jérémy Liron par Carole Darricarrère

Les Parutions

11 juil.
2019

Habiter, texte de Sereine Berlottier, peintures de Jérémy Liron par Carole Darricarrère

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Habiter, texte de Sereine Berlottier, peintures de Jérémy Liron

Comme un jeu de mikado, une maison en kit sur pilotis, ou un postulat d’indices, jaune ce jaune est-il si jaune que cela, ce jaune poivre et sel, cette chevelure hantée de noir ; au soleil il est moutarde et vrombissement de pollens, à l’ombre il est vert, dans la bouche des enfants il est cocu, oui cocu précisément serait selon eux la couleur de ce jaune.

 

Il n’empêche, pied à pied tout contre le texte, les peintures monochromes de Jérémy Liron – enfin pas si monochromes qu’elles en ont l’air – se déclinent en dix-sept propositions binaires yellow & black et même parfois en double-page avec un quant-à-soi qui n’en flirte pas moins allègrement avec les mots, les mots de Sereine Berlottier, la petite musique insistante de tous ces mots adorables, une sorte de patchwork des délices comme autant d’asanas c’est-à-dire au fond de figures composées à géométrie variable, pour la plupart des fragments ; jaune est alors une obsession en liberté au même titre qu’habiter, cet instinct grégaire, au nom de la poésie peut devenir un tourment délicieux en « un lieu favorable » ; car « Habiter » n’est pas une maison mais un espace-temps en cinq chapitres et 144 fragments de résonances ; « Habiter » est jaune comme s’il en neigeait ; si « Habiter » était une saison elle serait à inventer ; « Habiter » est une odeur entre chien et loup, étoile et coccinelle ; bref habiter prend du temps et exige beaucoup d’imagination et « Habiter » un vrai poème, un poème à la ligne, parfois un rectangle comme une brique avec beaucoup d’air pour respirer autour, ailleurs une toile cirée comme en suggèrent parfois les marées. Certains mots ont une charge poétique insoupçonnée, habiter qui en est un est ici comme réhabilité sous la plume aérienne de Sereine Berlottier, et un mantra insistant qui se lit à la paille et se boit comme du petit lait.

 

Cela commence piano piano par une petite annonce dans un journal ou sur un écran mais pourrait aussi bien apparaître comme une disparition ; une maison est quelque chose qui fait surface dans le temps, que l’on emporte en voyage avec soi dans son sommeil et qui transpire sa propre haleine sur nos vies. 

 

Quelque chose que l’on ne cherchait pas et qui vous trouve, cela Sereine Berlottier qui porte haut son prénom tel un présage de bon augure, a une manière irrésistible de le dire. Dire et, dire que, dire est une étoile, une écriture comme un enchantement simple, une respiration de madeleine, un jaune proustien, lire est alors contagieux, lire fait nappe dans un rêve éveillé, lire s’attrape, habiter est une fée, fée qui : une fée du logis, trois pages et on avance, une page et on recule, les doigts jaunes de ce drôle de pollen un peu gris si légèrement ourlé de noir, en poésie on avance encore parfois sur les ailes d’un papillon, habiter est être habité, dans la langue de Sereine Berlottier tombe sous le charme de ce qui pourrait être une définition simple de la poésie, un ressac, un jaune dont le bain mobile ne serait pas stable, une maison de guingois qui en cacherait une autre tapie au fond du cœur, de habiter à maison à tablier il y a des trajets fragiles et des traces, des détours et des détails, et aussi, des secrets de famille et des doutes, habiter est ici une attitude et non une habitude, un acte bienveillant et responsable, un jardin et une vue, habiter est un sixième sens qui prend corps doucement à la source d’un projet, un projet de livre, ce livre aurait pu être écrit par un chat, Sereine Berlottier est peut-être d’ailleurs un chat, un chat jaune et noir qui sortirait tout droit d’un conte sans étonnement passant d’une pièce l’autre sans crier gare, ce jaune aussi (j’y repense) aurait pu être inventé par un chat à la faveur de la nuit.

 

Il est à noter qu’une palette de paradigmes, de discontinuités, de variations de tons et autres menues disjonctions, procurent à la lecture une sensation quasi physiologique de vertige comme un trou d’air ; une décision d’auteur qui fait d’abord un peu grincer nos hémisphères cérébraux tel un parti-pris de fenêtres sur le grand dehors de l’horizon, une envie d’aller vérifier ailleurs ce que habiter signifie vraiment, un bouquet de connivences et de citations, des points de vue sur le motif, des (p)références de lecture, des choix de chemins buissonniers qui ratissent large et auxquels sur la longueur on commence vite à prendre goût car à leur tour ils fondent ce qu’habiter est par-dessus tout, une intimité & au-delà encore, une cabane d’écrivain.

 

Ainsi ceci (page 6)…

 

« de l’autre côté de la vitre il

                                          n’y a

qu’un champ qui glisse

vers un autre champ qui

                                          glisse

jusqu’à ce que le soleil

                                          se couche

et que les vaches elles-mêmes

                                          s’estompent

se dispersent – se rassemblent

près de la voix du petit berger

(inaudible si tu ne sors pas)

(…)

 

Devient-il cela (fragment 1, page 27)…

 

« Dans les versions les plus anciennes
du conte des 3 petits cochons, les deux
premiers petits cochons meurent, dévorés
par le loup, une fois leur maison détruite.
Dans d’autres versions plus récentes, et
adoucies, les deux petits cochons impré-
voyants (quelle idée de bâtir en bois et
en paille !) se sauvent chez leur frère, le
seul architecte digne de ce nom de la
famille, (…) »          

 

Il en va souvent ainsi de ce qui semble avoir été écrit dans des temporalités différentes avant qu’à son tour l’épars ne constitue un ensemble, un ensemble poétique cohérent singulier de fragments de plus en plus longs qui auraient la main légère et tourneraient subtilement autour de la question à la manière concentrique de ronds dans l’eau au fur et à mesure que l’auteure passe sans prévenir avec un naturel déconcertant de l’évocation à la description et vice versa : « Non décrit, le réel rencontré déborde, dément l’effacement auquel la carte l’assigne. » (en écho à un livre de Philippe Vasset)

 

C’est dans ces fragments qu’ «Habiter» culmine dans une somme sentimentale d’une finesse incomparable (fragment 90), sorte de suaire de rosée subtile à la croisée de l’événement et de la lecture blanchi jusqu’à évaporation 

 

 

Et qu’habiter devient l’acmé d’une vie et se conjugue alors comme une déshabitation ou un direct dans le cœur.

 

 

Comble de l’occurrence ce n’est pas sans sourire que l’on apprendra que l’auteure est issue (l’issue ?) d’une lignée d’architectes (tant va que la vie est bonne, et drôle, là où l’on ne l’attendait pas), ENJOY ; le reste est à découvrir à la lecture sur un tapis de mosaïques repiquant le motif dont tel ou tel fragment serait parfois le jumeau solaire de la face cachée de la lune d’un autre ( e.g. la suite logique inéluctable des fragments 90, 104 et 135). 

 

Étant entendu qu’habiter est un exercice de mémoire, que « La première demeure n’a(vait)-t-elle pas été de mots ? » et que la clef est sur la porte, « Habiter » est une somme dense que je vous invite d’ores et déjà à relire.

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