L'Épine blanche de Jacques Moulin par Carole Darricarrère

Les Parutions

27 sept.
2018

L'Épine blanche de Jacques Moulin par Carole Darricarrère

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Ponctué d’une soustraction d’épures en livrées blanches, encres halogènes, épine d’un trait de neige cerné de khôl, dilution quantique du moins de l’origine, deuil fait seuil, sas, assise, solstice de la vue, tombeau de cécité, passage du loin dans le temps dévasté de la matrice, arpent de solitude.

 

À genoux sur la tranche, il y aurait trois façons vraies de perdre, de perdre Denise, « Denise toujours «, « D majuscule point d petit », la mère et la maman « devant la mer de Manche », soit  « un arbrisseau petite taille un peu ligneuse avec voussure qui fait peu d’ombre » : petit un se saigner à blanc (tenir un journal), petit deux aimer (écrire continûment un poème en prose), troisième et dernière définition de la nuit prier en vers, substrat volatile de la viscosité animale de la douleur à fin de « faire retour en son ventre », faire coquille de son dedans.

 

La prose donne le la, qui « Choque l’écoute quand vient le phare «, prend la mer, prend la mère à bras ouverts, à brèches béantes béant de le dire, l’abécédaire cadavre de cinq lettres. La mère un pays d’albâtre. La mer un mur. Le ciel un feu albinos. Le journal compte consigne, les jours, les bancs, les pas, le rebond bravache de « l’absente absolue », tictac éteint de l’heure teigne enténébrée de rouille les odeurs dans le Frigidaire, l’esprit de ses mains dans le tiroir, la vocation de perdurer, de sillage en signature la note de cœur, ni tout à fait là ni tout à fait ailleurs, c’est-à-dire partout.

 

Tempo d’une intimité, dépossession lente, sorte d’orphelinage du tête-à-tête, parturiente du manque, deuil œdipien de l’amour inconditionnel. Que peut la poésie contre la mort ? Quelle place la poésie tient-elle dans l’écriture de la perte ? Béquilles d’une tentative d’apprivoisement de la douleur par l’anamnèse, le recours au journal (trame, chronologie, gros-grain temporel), le secours de la prose (architecture d’aplats, alternance de plans larges et de plans serrés, de scellés, de serrures, horizontalité, narration), l’en-court de la poésie (arrêt sur mouvement, clef de voûte de l’unité, mise en abîme et à distance, crémation du sens), soit divers degrés de mansuétude, de tendresse du gris - gris acier, viole de gris, rose de cendre -, concessions à l’oubli, petits arrangements avec la réalité, ce qui perdure dans la fuite des heures, un implant de lumière, autrement dit une « épine blanche «, non pas dorsale mais ventrale : la mère est le verbe, la mère est dans le fils comme l’épine est dans la chair, ici rosier/rosaire de fécondation, âme du souvenir, mémoire de forme du couple fondamental que constituent ad vitam aeternam la mère et l’enfant, mise en perspective du naître ensemble, l’un de l’autre, dans l’infinie tragédie du mourir séparément, apnée de la durée intime la dévolution d’un dernier battement de cœur. La poésie le sait, habiter la maison de verre, convoquer le vide, « se recoudre à la dépouille en distance juste ».

 

La poésie, pixel flou de la définition des raccourcis ramassée dans le point d’absorption absolu dès lors que la mère vit dans la lumière colombe du fils, colonne d’acquiescement au non-temps des morts, bruit blanc de la vue, concision de silence à l’œuvre jusque dans la mise en page et composition en Josefin, complices de l’extrême inhalé dans le voisinage de l’effacement, grand paradis béat de la paix des corps, combien d’instants se ramassent dans le geste tombé des fleurs lancées à vitesse stationnaire au fond du trou où tout est dépeuplé ?

 

La prose, ses allées, ses objets, ses projets, ses bancs, son vivre-ensemble au pays de Caux, son sens du détail, ses régurgitations de plans fixes : « les métallurgies lointaines du port semblent l’avoir emportée vers l’arrière-horizon ». La contingence insubmersible de ce qui reste derrière dans le bois imputrescible de la disparition. Toutes ces choses plantées debout telles des excroissances de la douleur ou comment les morts continuent de mourir et les vivants de vivre dans l’ordre d’un tango retard de transfusion lente.

 

Le journal se fait ici carnet d’esquisses du deuil, mémoire tout-terrain de l’état de veille, brèves feutrées sur talons pantoufles, paillasson de scories, instinct buté de la somme du butin réel, substrat de pudeur sans épanchement.

 

Trois temporalités, trois dimensions, trois états (solide/liquide/gazeux), trois plans, trois roues motrices, trois façons d’habiter le monde se recouvrant l’une l’autre s’agissant d’une cohabitation pacifique, d’un en-soi, d’un en-cycle en devenir, trois façons de dire non-oui-je t’aime = je-suis-donc-tu-es, leur chevauchement intempestif, aussi raccord que poreux, trois états d’âme sans frontières en miroir des propositions mutiques de Géraldine Trubert comme autant de rares assomptions.

 

En addition de métissage il est des pages frémissantes qui talonnent le poème, la mort de la mère retournant les morts « Les restes du Père sous la tombe remontent en force. La mort de la mère comme une poussée du père (...) », ce père sacrificiel « battu abattu dès avant de mourir », « dépris du langage », « sa nature de coudrier noueux » au pays taiseux des âmes fortes, autrement dit ( comme s’il s’agissait d'inventer à chaque instant de nouvelles formes à destination d’étouffer le chagrin ) :

 

Taiseux toujours nous fait parler

On parle du père en fil d’enfance

Fils barbelés et bouses aux pieds

Du cousu nu depuis souvenance

(...)

Un charbon froid qui brûle à vif

(...)

Peut pas laver ni battre au vent

 

Suivi de. Sillons. Tranchées. Sublime équarri jusqu’à l’os. Pain sec d’une poésie écopant la besogne, charisme d’une charité bien ordonnée, humour au noir, dolere-dolir-douloir-douiller :

 

« D18

Dégager les pénates.

Déloger Dame Denise.

Silence on ferme.

Faudra repeindre pour louer. »

 

Au centième jour de pénitence le fils n’adosse plus D qu’à elle-même. D capital s’ensable dans une éternité sans date, celle d’une inspiration toujours plus vivace quand bien même tant va la mort à la mère que l’enfant meurt. « Le petit arbre est mort « dit la Prose, « Tourner la page » rétorque succinctement le Poème. Comment alors « emporter sa morte et demeurer léger « ?

 

 

En écrivant. Grand blanc. En lisant

 

En vers et contre tout

 

Mots de la langue retournés « jusqu’au mutisme absolu »

 

« Cette fois c’est le vide. »

 

Sept fois en addition des jours de la semaine

 

« Et nos pieds lourds qui tout écrasent « 

 

 

Chambre d’écoute du livre, post-pénultième poignée de cendres qui allège l’effet de terre, la lecture en écho qui longe, lange, lape, co-naît, résurrectionne le jadis éclos, l’encorbellement amical des mots de Michaël Glück.

 

 

 

 

 

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