Le cours de Pise d'Emmanuel Hocquard par Pierre Vinclair

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28 mars
2018

Le cours de Pise d'Emmanuel Hocquard par Pierre Vinclair

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Le cours de Pise recueille les documents préparatoires (le plus souvent sous la forme de lettres adressées aux étudiants) à des cours dispensés par Emmanuel Hocquard aux Beaux-Arts de Bordeaux il y a une vingtaine d’années. Quelques pages avant la fin du volume, il annonce : « Peut-être devrais-je, moi aussi […] écrire un jour mon ‘Que sais-je ?’. Mon éditeur me le réclame amicalement depuis des années. » (p. 546). Et d’une certaine façon, par sa manière de reprendre et de justifier, d’expliquer et de remettre en contexte de nombreux aspects de son écriture, on peut avoir l’impression que Le cours de Pise, justement, a ce rôle de Que Sais-je. Un Que sais-je en plus riche (parfois trop gras : on aurait aimé, par exemple, être dispensé des répétitions, lorsque le contenu du cours est identique d’une année sur l’autre), qui se fait tour à tour traité de poétique et recueil d’anecdotes truculentes, récit autobiographique et réflexion sur l’éthique, histoire personnelle de l’édition et atelier d’écriture, manuel de grammaire et abrégé de philosophie, précis d’archéologie et de didactique, critique de cinéma et génétique des textes.

 

On repère malgré tout des constantes dans cette profusion. À lire Le cour de Pise, on a en effet l’impression que la réflexion d’Hocquard tourne autour de quatre pôles : 1) un pôle wittgensteinien : écrire, c’est d’abord utiliser la langue commune, avec ses jeux de langage et ses conventions, de manière lucide. Ainsi, « ce cours est un cours de grammaire, pas un reality-show. Nous sommes assis autour d’une table, pas pour nous juger, mais pour analyser nos énoncés. » (p. 542) ; 2) un pôle deleuzien : la poésie doit être, et notamment contre les clichés romantiques et les mots d’ordre, une parole subversive : « On se met alors à rêver d’une ‘vraie parole’. D’une parole première, immédiate, d’un discours direct qui échapperait à la force d’attraction du discours indirect. D’une parole de rupture, affranchie des habitudes de langage. On pourrait dire ‘un rêve de poésie’. On pourrait aussi ‘rêver de dire l’indicible’, ce qui est, en apparence, une contradiction dans les termes. » (p. 365-366) ; 3) un pôle objectiviste : le poète ne doit pas exprimer sa subjectivité mais fabriquer un dispositif qui rende compte des choses telles qu’elles sont : « la poésie objectiviste est peut-être la réponse la plus intransigeante à tous les avatars du Romantisme. » (p. 207) ; 4) un pôle d’adresse : « Sans un destinataire, il n’y a pas d’écriture. Et quand je parle de destinataire, je ne parle pas d’un hypothétique public de lecteurs, présents ou à venir. Ça c’est un fantasme d’écrivain. Je parle d’un vrai destinataire comme, quand je parle d’un jardin, je parle d’un vrai jardin. Ça peut être un homme, une femme, un banquier, la lune ou un crâne, une bande d’idiots, moi-même, peu importe, mais quelqu’un(e). » (p. 98)

 

Ce que ces quatre pôles partagent, c’est un même refus du romantisme, c’est-à-dire d’une vision de la poésie comme expression absolue, intransitive, d’une subjectivité originale. Il me semble malgré tout que le fait d’avoir un repoussoir commun ne suffit pas à rendre compatibles ces quatre professions de foi : car n’y a-t-il pas une tension entre la valorisation de l’écriture comme adresse à un destinataire réel, et l’esthétique objectiviste, qui se soucie si peu de son lecteur ? (« Si j’ai bien décrit la chose, il y aura bien quelqu’un pour être ému à son tour. Ou pas. » (remarque, laconique, Reznikoff, cité p. 204)) ? Peut-on tenir ensemble le goût wittgensteinien pour le langage ordinaire et l’appel deleuzien à la subversion de la langue commune ? Peut-on s’adresser à quelqu’un en « faisant bégayer » la langue ? À quoi bon fabriquer des dispositifs d’écriture tels que la série secrète (« 6 éléments de nature différente que vous disposez dans un ordre quelconque : une photo, un énoncé, un petit tas de terre gris-vert, un morceau d’écorce, une plume de geai bleu, une étiquette de bouteille de bière, par exemple. Est-ce que c’est encore à une série qu’on a affaire ? Oui, si telle est mon intention. Oui, s’il existe un plan de consistance (je parlerais de sincérité) qui fait tenir ensemble cette réunion d’hétérogènes. » (p. 269)), si tout énoncé ne prend son sens que de l’exemplification des règles d’un jeu socialement construit, s’il n’y a pas de langage privé, et s’il n’existe d’ailleurs pas d’intention hors de l’action (Wittgenstein) ? Peut-on critiquer en même temps le romantisme et les clichés (la critique des clichés étant un point central du romantisme) ? Comment refuser les mots d’ordre et le discours indirect, si c’est par le recours perpétuel à l’autorité des citations d’un philosophe (Deleuze) qui nous intime de le faire ?

 

Le cours de Pise ne répond pas à ces questions. Dans le cadre de ce qui n’est d’abord qu’un cours d’introduction à la pratique de l'écriture, on le comprend bien. D’ailleurs Emmanuel Hocquard ne tait pas les réticences qu’il a eues à faire publier sous forme d’ouvrage cet ensemble (édité par David Lespiau) de documents qui n’étaient pas censés valoir dans l’absolu : « ces notes étaient écrites ‘sur mesure’ » (p. 19) pour ses étudiants, c’est-à-dire pour des jeunes gens sans expérience de l’écriture et sans culture littéraire. Le risque de leur publication est d’inviter tout lecteur à se mettre dans la position de l’élève admiratif, assistant bouche bée aux tours de magie d’un professeur charismatique, captivant, brillant, et faisant la promotion d’un art magnifique auquel il donne le beurre et l’argent du beurre.

 

Mais il n’empêche : outre cette complaisance critique, Le cours de Pise est un document passionnant, parce que l’on y voit un poète contemporain non seulement au travail, mais réfléchissant avec du recul sur un travail effectué trente ans durant. En le refermant, on se dit qu’Emmanuel Hocquard est sans doute pour nous ce que fut Francis Ponge il y a 50 ans : un poète-poéticien spirituel, puissant, original (quoi qu’il en ait), et pour qui la poésie vaut sans doute davantage comme activité, que le poème comme produit fini.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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