Vélimir Khlebnikov, Zanguézi par René Noël

Les Parutions

21 nov.
2021

Vélimir Khlebnikov, Zanguézi par René Noël

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Vélimir Khlebnikov, Zanguézi

Images sonores

 

L'arc lyre juste au meilleur tempo, Vélimir Khlebnikov n'est-il pas Zeus, Zarathoustra des sons-matière dont sont faits les traits, mesures musicales et les segments des alphabets, des idéogrammes ? Cent ans ne sont-ils pas une poignée d'or noir, étoiles d'obscur ? tant le lecteur se frotte les tempes pour faire sonner, résonner quelques mots à peine effleurés des yeux la scène, les syllabes Zanguézi à l'oreille, préparé, prêt à voir les vingt-et-un tableaux, et déjà l'espace libre, vit, vibre, en 1920, clarté du zénith, cinq générations au-dessus de nous, soit une distance, un espace-temps idéal pour écouter les mots du futurien. Le poète mort d'épuisement en 1922 de retour du front de la guerre civile, non sans avoir goûté des fruits fendus, l'éden en Perse - ce dont témoignent nombre de poèmes et de lettres à ses proches, là où les Khans pêchent à mains nues le saumon dans les torrents, de la même façon que le voyage en Arménie d'Ossip Mandelstam a ce goût de bonheur, de sieste sous les arbres, fécond au cœur même de l'hiver stalinien -, Vladimir Tatline, peintre constructiviste, met en scène ces montages de surfaces, définis par Yvan Mignot dans sa présentation, ces matières sonores venues des sédiments profonds, des ères géologiques antérieures, dont les langues elles-mêmes procèdent, au Musée de Léningrad en 1923, quelques photographies donnant à voir la tour Tatline réalisée à cette occasion, tour de Babel actualisée, concrète, le sculpteur et peintre juché à son sommet. Ce livre, publié en anglais et en russe en 2020 pour le 135ème anniversaire de la naissance de Vélimir Khlebnikov, fait vivre, accroît l'art par ses conceptions, ses constructions graphiques, n'illustre pas tant un cahier des charges qu'il agit en propagateur de calligraphies, de formes construites où la nuit physiologique, sur telle double plage, celle de la matière noire, sort aux yeux du lecteur tout droit de l'imprimerie, ouvrage qui répond et donne vie, participe de ce dynamisme que Khlebnikov ne cesse de libérer dans ses vers à travers même ses traductions, épreuves selon le mot des imprimeurs, si bien que les élans du poète ne se cantonnent pas à des jeux mémoriels, mais participent des humeurs des vivants.

 

Ni antérieur, ni perdu en un oubli hyperbolique, le verbe n'est pas le commencement ultime, absolu, aurore basée sur des logiques binaires et sur un progrès cumulatif avec ses apogées et ses déclins inexorables, mais descendant des matières sonores lumineuses. Khlebnikov insiste plus d'une fois sur ses vues convergentes avec la physique et les mathémathiques modernes, la géométrie de Lobatchevski, inventeur d'une géométrie non euclidienne, du plan hyperbolique, à l'université à Kazan où lui-même étudie, poète mathématicien ainsi que Jacques Roubaud l'est d'une autre façon. Proche des éléments terrestres, le poète élargit les visions de l'homme, les fréquences des astres, les ondes radio et les mondes liés, antérieurs à l'évolution actuelle, n'étant pas tant des stries, des pense-bêtes, des suppositions, que des objets en vie. Le matérialisme de Khlebnikov renvoie le scientisme et les croyances à leurs myopies. Plus d'un de ses amis, Vladimir Maïakovski, Elena Gouro, poètes, le peintre Mikhaël Matiouchine, précise que Khlebnikov n'est mystique que pour ceux qui limitent leurs investigations sur la vie, le poète en quête d'une idéographie sonore inédite.

 

Les dieux ont un âge. Dans notre base (1919) Khlebnikov écrit ... toute cette variété de feuillages, de troncs, de branches est créée par une poignée de graines ... La création-de-mots enseigne que toute la variété de mots provient de sons fondamentaux ... La création-de-mots est l'explosion du mutisme de la langue, des couches sourdes et muettes de la langue. En remplaçant dans un mot ancien un son par un autre, nous créons aussitôt une voie pour passer d'une vallée de la langue dans une autre (Khlebnikov, Œuvres, 1919-1922, traduction d'Yvan Mignot, Verdier, p. 116-117). Zanguézi a sept langages à son arc écrit Luda Schnitzer. L'écriture du son : langage des oiseaux, la langue des dieux, la langue stellaire, la langue zaoum, la décomposition du mot, le Sonécriture, le langage dément.

 

Le poète de Kazan n'est pas tant le poète de l'ellipse, des raccourcis qui illustrent la logique du progrès plus ou moins rapide ou lent que créateur dont les fulgurances, les immédiatetés créent des espaces hétérogènes à l'intérieur du mot, des expressions, de l'histoire, des mythes, des sciences naturelles et des savoirs magiciens où les significations et les pulpes des mots deviennent, si bien que le mouvement ne se fige, ne se parodie pas en bégaiement, mais passe les lignes aussi concrètement que les voyageurs vont d'un hémisphère à un autre.
À l'image de ce livre où la traduction d'Yvan Mignot et le texte écrit par Vélimir Khlebnikov se touchent en miroir inverse, au milieu du livre, alors même que les créations, tentatives d'interprétations graphiques, parlent la langue visuelle sonore commune aux tempéraments, aux paroles et aux silences respectifs des deux langues, traversent le livre aussi nourricières que les galops de chevaux peints par Malévitch sur l'horizon coloré.

 

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