Crever les toits de Claude Favre par Bertrand Verdier

Les Parutions

26 nov.
2018

Crever les toits de Claude Favre par Bertrand Verdier

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Râga pour toutes les Méditerranées

 

 

« Il y a des Oubliés, des Omis, des Apatrides, des Réfugiés, des Exilés, des Inconnus, des Internés, des Perdus, des Déplacés, des Paumés, des Laissés pour compte, des Émigrés, des Fuyards, des Désintégrés

Il y a des … et bien d'autres »

(Bernard Heidsieck, Vaduz)

 

 

Je suis celui qui souffre et qui s’est révolté !

Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,

Et bien rire, l’espoir fameux de ton pardon !

(Arthur Rimbaud : L'homme juste)

 

 

« universalisé dans le temps et dans l'espace […].

Ce procédé-là – de découpage et d'empilement –

[...] consiste uniquement à provoquer un effet d'empilement de situations,

de dits, d'événements, de pensées, de lieux, etc. »

(Denis Roche, La Disparition des lucioles ; p. 116-117

 

 

« Et ce nouvel ensemble assemblé (révolution!) dira quelque chose d'autre, de nouveau, de plus.

[…] on passe aux actes d'une pensée qui se bat »

(Denis Roche, La Disparition des lucioles ; p. 128-129

 

 

« Déplacer le monde non pas en changeant le mot, mais en le répétant. »

(Claude Royet-Journoud : La poésie entière est préposition ;

Éric Pesty Éditeur, Marseille, 2007, p. 23)

 

 

« Je ne dors plus, j'ai des chiens de guerre sous la langue. »

(Claude Favre ; in revue bssdf, n° 2)

 

 

 

 

            La jactance ordinaire du capitalisme radicalisé est mortifère.

            Évoquant les réfugiés noyés en Méditerranée, le vers numéro 1033 du livre de Claude Favre rappelle « que la moyenne est de 11 morts / jour depuis un an au large de l'Italie » (1033[1]). Ces massacres quotidiens sont aussi perpétrés contre, et entre autres, des :

« Afghans, Africains, albinos, américaine, anglais, Arabes, balkanique, Bédouins, Bosniaque, coréens, Danois, dublinés, Égyptiens, Érythréens, français, gréco-macédonienne, grecque, Grecs, Haïtiens, Hazaras, Hittites, Hongrois, Irakien, Iraniens, Israélienne, italienne, kiswahili, Kurde, Libanais, Macédoniens, Malien, mexicain, Nigérianes, non-turcs, nord-coréen, Pachtouns, palestiniennes, Rohingyas, Rroms, Russes, Rwandais, serbe, Sioux, Somaliens, Soudanais, Syriens, subsaharienne, Tadjiks, Tunisiens, Turcs, Tutsis, Ukrainiens, Vietnamien », contre des « sdf, drogués, suicidés, accidentés, prisonniers, [contre] avant tout des hommes » (1354).

            Et malgré la pléthore de noms propres (patronymes, toponymes - Alep, Calais et Lampedusa sont mentionnées plusieurs nombreuses dizaines de fois[2]-, ethnonymes, abondent en ce recueil), il en est qui font défaut. Il s'agit dès lors de donner, à « des tombes au nom manquant, à chacune un vers d'un poème » (1040) : écrire pallie ce défaut hendécuple des noms, de leur droit de cité. De fait, le recueil compte 1672 vers numérotés : 11 x 152, soit le nombre de morts en Méditerranée durant 5 mois. Autant de vers que de morts au nom manquant. Ce même nombre 11 gouverne aussi des intervalles ; ainsi il y a 10 fois 11 vers (soit : 10 jours, 110 morts de plus) entre l'inscription d'un objectif individuel : « réanimer les mots dans ma bouche » (1425) et le nécessaire passage au collectif : « réanimer les mots dans nos bouches » (1535). L'existence du livre par là se justifie : la poésie n'est pas seule, il convient de « réanimer les mots dans les bouches » (569, 722, …).

            Claude Favre rappelle en effet qu'il n'y a rien « de mieux que la peur des mots pour faire jouer la terreur 1102 » : « réfugiés légitimes, migrants illégitimes » (395), « d'immigrants à migrants, ne plus pouvoir entrer dans (506), etc. Afin de détruire la prison que peut aussi être, instrumentalisée, la langue, il y a un « gros travail à faire sur le sens des mots » (193) et à « faire trembler les mots déjà là » (p. 12). Cette nécessaire insurrection (poétique, c'est-à-dire politique) vise à déplacer la langue, car « il se passe des choses intéressantes dans une bouche hors des gammes des clous des croix en bel allant » (p. 21). Et les onze vers quotidiens de la seconde partie, la prose en prose de la première, déplacent réellement la langue, donc le monde : l'aboutage, l'abouchage, l'empilement, les dépôts, les alignements, la sédimentation, les anaphores, les répétitions, les ressassements rythmique, les scansions, permettent d' « outrepasser, pousser les murs, crever les toits » (p. 9). Collectivement nous déplacer(i)ons la langue [rédigeant ce compte rendu, je me constate aussi déplaçant ma langue] : « s'arracher des / acquis, crever les toits, imagine, c'est aujourd'hui, la vie est / là » (p. 27)

 

            Ces déplacements relèvent et participent d'ores et déjà d'une histoire. À l'oxymorique "démocratie" représentative, à sa « pensée consensuelle [qui] raconte des histoires » 902, à « la bêtise humaine » (1600) genre « je dis ça, je dis rien » (1106), le poème oppose en son sein les mots de grands ascendants car « [c]es lucioles ont plus de tournoiement que la fée démocratique » (p. 18) :

« Antigone, Agrippa d'Aubigné, W.H Auden, Aiham Barazi, Barbara, Georges Bataille, Batna et sa mère Fatemah, Joachim du Bellay, Pierre Bergounioux, Roberto Bolano, Buffon, Jean-Louis Calvet, Bertrand Cantat, Truman Capote, Léonard Cohen, Copernic, Créon, Justin Delareux, Jacques Derrida, Descartes, Don Quichotte, Abd Doumany, T.S. Eliot, Énée, Asli Erdogan, Galilée, Eugène Guillevic, Nahed Hattar, Nazim Hikmet, Roberto Juarroz, l'anonyme, Virginie Lalucq, Lobo Antunes, Erri de Luca, Gherasim Luca, Colette Magny, Mallarmé, Ossip Mandelstam, Yorgòs Markòpoulos, Hélène Martin, Henri Michaux, Moravia, Manuela Morgaine, Vladimir Nabokov, Néandertal, odyssée, Pier Paolo Pasolini, Georges Perec, Rabelais, Lou Reed, Arthur Rimbaud, Henri Salvador, Shakespeare, Sitting Bull, Ousmane Sow, Wole Soyinka, Gian Maria Testa, Ulysse, un proverbe mexicain, Verlaine, François Villon et Stefan Zweig. »

L'inscription ici de leurs

« apprentissages, assassinats, bannissements, cendres vendues, condamnations à mort, descriptions, demandes, dits, écrits, expériences, interdictions, jugements, libérations, moqueries, opinions, ordres reçus, paroles, pensées, personnes, positions, prières, procès, récits, rencontres, reprises, ritournelles et sonnets, »

l'appropriation de leurs mots, leur diffusion, leur confrontation [dont se constitue le texte] avec la jactance barbare de celles et ceux qui « ont la raison des lois et propriétés gardées » (p. 11) amènent à poser la question cruciale : « c'est où l'humain » (427). Pour y répondre, Claude Favre frappe quelques nécessaires rappels : les « sachant que » anaphorisés (467, 468, 469, 1089, 1090, 1091), « tous le fruit de migrations depuis Néandertal », « le maire de Catane, Enzo Bianco, commande une stèle aux migrants inconnus » (1038), « que par ta vie un jour Ulysse est passé » (1672, hendécasyllabe conclusif du recueil). Ce tournoiement incessant qui entrelace vers de poètes, slogans et formules de politicard-es et de médias, revendications de militants et paroles populaires (« ils ne savaient pas que nous étions des graines, proverbe mexicain [1658] », « nos rêves ne rentrent pas dans vos urnes » 1098) fournit la réponse. De ces déplacements de la langue naît en effet un chant clair des malheurs nouveaux où s'ainsi peut perpétuer la promesse de l' (1340, 1370, 1445) « hospitalité inconditionnelle ».

 

[1]Ce livre se présente comme un dyptique. Les indications paginées renvoient à la première partie (p. 1 à 28), en prose en prose ; les nombres seuls, à la seconde partie, succession de vers numérotés dans l'ordre ordinal simple (vers 1 à 1672).

[2]Des concordances et conjonctions se lisent aussi avec le récent livre de Emmanuèle Jawad :  [carnets de murs](Lanskine, 2018) ; cf. entre autres les vers 545, 1444, 1506, ...

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