Un œil en moins de Nathalie Quintane par Bertrand Verdier

Les Parutions

14 juin
2018

Un œil en moins de Nathalie Quintane par Bertrand Verdier

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Le frais est un moment du veau : une question de collimateur

 

 

 

- Industriels, princes, sénats, périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû.

- Assez ! Voici la punition. - En marche ! Au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires, nous massacrerons les révoltes logiques : la crevaison pour le monde qui va, c'est la vraie marche. En avant - ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.

(Arthur Rimbaud : passim)

 

 

 

Marchant rapidement tout à l'heure dans la rue, et près, comme je le savais, de me retrouver devant ma machine à écrire, j'en étais arrivé à la phrase suivante : "L'écrivain me reconnaît dans la Révolution. […] Tout écrivain qui, par le fait même de m'écrire, n'est pas conduit à penser : je suis la révolution, seule la liberté lui me fait écrire, en réalité ne m'écrit pas." Autre chose : la littérature est périmée depuis longtemps et l'écrivain lui-même est un préjugé du passé.

J'ai fait des études de Lettres (= j'ai fait des études de Blanchot) : la frontière, elle est pas entre les "lisibles" et les "illisibles" ou entre "récit" et "poésie", je crois. Elle est entre les "traitables" et les "intraitables", idée simple selon laquelle il y a une exigence qu'il faut maintenir envers et contre tout : il y a une vie littéraire possible, comme il y eut des vies philosophiques. Doivent en premier lieu s'y trouver exprimées, d'une manière directe ou indirecte, les sans paroles, les non écrivains, ceux-là même que le discours n'atteint pas : souci de l’articulation de l’écriture à la « critique sociale », de l’inscription du désir d’insurrection et de révolution, de l’exigence d’émancipation, écriture qui soit un pouvoir de contestation : contestation du pouvoir établi, […], contestation du langage et des formes du langage littéraire, enfin contestation d'elle-même comme pouvoir. Pour but : la vérité pratique, une suspension du consentement à l'ordre établi et […] une critique radicale des assignations sociales, la levée progressive de l'intelligence de chacun par celle des autres. Ces derniers mois […], le mot « émancipé », […] en parallèle avec l'essor des utopies sociales, du mouvement anarchiste, etc., est une préoccupation commune, revenue avec la nécessité large de ne laisser personne a priori de côté, et la nécessité urgente et plus étroite de ne pas nous isoler, nous.

Avant (i.e. dans ma jeunesse), on pensait que faire de la poésie, peu importe laquelle, était un geste en soi politique. Maintenant, ça ne suffit plus. Le changement d'atmosphère se laisse de plus en plus percevoir. Parler de démocratie réelle est incongru. Écrire et publier des textes parlant de problèmes publics encore plus – c'est le domaine des autorités, des experts, des syndicats, des médias. Et, là-dedans, qui ne cessent de creuser leurs trous dans l’Histoire/histoire, les assemblées libres, les manifestations, sauvages ou pas, la Z.A.D… [25 avril 2018] Quel rapport entretenons-nous avec le terrain ? Il n'y a aucune raison que la littérature reste insensible à cette variation climatique et continue bon an mal an comme si de rien n'était. Je crois à la responsabilité formelle des écrivains. On écrit en toute connaissance de cause. Écrire c'est prendre un parti.

Nous nous posons la question de notre place, dans le mouvement-qui-ne-veut-pas-s'appeler-mouvement. Si ça ne suffit plus ce qu'on fait, alors qu'est-ce qu'on doit faire, qu'est-ce qu'on doit faire les artistes, qu'est-ce qu'on doit faire les écrivains, qu'est-ce qu'on doit faire les profs, qu'est-ce qu'on doit faire les classes moyennes […] ? Il faut abandonner la théorie de l'avant-garde dirigeante pour adopter celle de la minorité agissante qui joue le rôle d'un ferment permanent poussant à l'action sans prétendre la diriger, nous obligeant ainsi, nous, non pas nous, mais en tant que reliés aux autres - à en venir à une révolution de la révolution. Ce que nous ferons sera infime, invisible, dérisoire peut-être :casser le cliché qu'on entretenait entre nous, poètes […], changer de manière d'écrire et de lire. Changer de vocabulaire, c'est avoir un coup d'avance.

 

Le capitalisme radicalisé, terroriste, ne tolère qu'une « poésie "poétisante", […] qui ne bouscule ni ne bouleverse la langue ». L'usage littéraire de la littérature est affaire de spécialistes : universitaires, journalistes, enseignants, police et magistrats, politiciens […], éditeurs et écrivains. Une partie des lecteurs du Comité [le Comité Invisible, auteur de « L'insurrection qui vient »] ont un usage pratique de leurs livres : il est donc possible que tombent les guillemets. […] Parce qu'ils agissent comme s'ils étaient tombés, ceux-là font tomber les guillemets : insurrection est revenu par le biais d'un bouquin ; les plus jeunes ont oublié le bouquin ; ils ont retenu insurrection ; insurrection n'est plus le mot d'un livre ; il est revenu dans l'histoire

 

C’est dans ce contexte, quand on n'a pas le temps de la réalité qu'on recueille, que peuvent se comprendre le rôle et la place de la poésie : littérature « interventionniste », usage concret, ordinaire et offensif des mots.

Vidanger le quotidien : quelle longue, longue route, pour qu'advienne ce moment, ce point parfait du temps parce que parfaitement juste (ajusté), où je puisse dire enfin, et même écrire : « crève salope » ;

Vidanger le quotidien : à la fois foutre le zbeul et calculer [sa] rage, gérer un biz et calligraphier de la banderole, livrer des pizzas tout habillés de noir, covoiturer pour trente euros et faire des molotov (etc.), c'est une perspective. Les révoltes, si elles sont logiques, sont-elles cohérentes ? 

 

Généralisation de la rencontre du parapluie et de la machine à coudre, c'est ça qui fait boum.

 

 

« Je fais des emprunts que je ne signale pas toujours »* ; et maintenant, il va falloir travailler sans citations :

 

 

 

Rien ne bouge. Si je me trahissais, nous m'aurions tout à fait perdu.

Hôtel Les trois rois, chambre 267, Villers-Bocage. 14 juin 2018.

 

 

* Maurice Blanchot : Les intellectuels en question ; p. 43

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