Karine Miermont : Marabout de Roche par Bertrand Verdier

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29 août
2021

Karine Miermont : Marabout de Roche par Bertrand Verdier

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Karine Miermont : Marabout de Roche

Quand lire, c'est faire

I - Denis Roche doit être fait par tous, non par un

 

 

« si les morts pouvaient écrire, pas un vivant n'écrirait »
(Bernard Noël : Le château de Cène ; cité par Denis Roche : Dépôts de savoir & de technique, p. 169)

 

 

[À nouveau, il ne s'agit nullement ici d'évaluer ce qu'écrit Karine Miermont sur Denis Roche, de l'affubler d'une breloque attestant sa pétrophilie, de décréter qu'elle a le point, … Ce serait à la fois prétentiard et sans intérêt. Autrement plus pertinent consiste à tenter de comprendre comment se construit cette lecture, sa singularité et ce qu'elle met en œuvre].

            Peu après la mort de Denis Roche le 2 septembre 2015, Karine Miermont, l'une de ses voisines à Paris, « commence ce Marabout ou Tombeau de Roche » (p. 68) : « une sorte d'enquête, à partir d'un endroit et au gré de certaines phrases, de certains rêves, certaines images. Je cherche mon voisin, je cherche Denis Roche. » (p. 97). Ce faisant, elle se place, sans alors déjà le savoir, sous l'égide du texte initial de Temps profond de Denis Roche, livre posthume (2019) qu'elle ne pourra que citer : « commencer un livre c'est comme aller frapper à la porte d'une tombe pour faire entendre le bruit qu'on fait dehors » (p. 152 citant Temps profond, p. 15).

            Et « Denis Roche mort [l]'entraîne dans la lecture de tous ses livres » (p. 59). Karine Miermont relate ses lectures, passées, présentes, elle expose qui elle lit et relit, elle retrace la réticulation infinie des lectures. En son Marabout s'égaillent en effet les noms William Blake, Freddy Buache, Michel Butor, Italo Calvino, Joseph Conrad, Michel Deguy, Maryline Desbiolles, Marguerite Duras et Yann Andréa, Annie Ernaux, Jean-Marie Gleize, Jean-Luc Godard, Patrick Grainville, Brion Gysin, Jean Hatzfeld, Jonathan Littell, Henri Michaux, Claude Ollier, Georges Perec, Maurice Pialat, Bernard Plossu, Francis Ponge, Ezra Pound, Christian Prigent, Marcel Proust, Olivier Rolin, Alix Cléo Roubaud, Jacques Roubaud, Sei Shônagon, Claude Simon, … Et par-là même elle prend place dans la « succession des générations qui se transmettent des signes comme des serrures et des clés » (p. 123) : « phrase de Francis Ponge soufflée par une phrase de la bible » (p. 80) ; « Francis Ponge, […], son texte de 1970, La Fabrique du pré. En tout cas, Denis Roche y pense à ce texte quand il joue dans son titre, la Fabrique d'assez près » (p. 77) ; « Denis Roche part d'un texte [de Gertrude Stein] pour faire son texte » (p. 94).

            Karine Miermont part de phrases de Denis Roche et parle d'elles. Elle en érige cette forme marabout, où "marabout" s'entend à la fois comme tombeau (le terme relève en effet du lexique de l'architecture) et comme extension du trope dorica castra (qu'exemplifie la comptine Trois p'tits chats) à l'aboutement non plus sonore mais d'idées. Ce texte se développe donc « de fil en aiguille, comme marabout de ficelle, comme rêve qui fait des associations sans la conscience du rêveur […]. Notre cerveau marabout, cette façon de faire des associations de mots ou de bouts de mots qui parlent, cet inconscient fait comme un langage » (p. 85). La citation de Ezra Pound qui clôt le livre (et est donc une ouverture, un appel) : « Si l'on ne lie en gerbe les faits // […] Tout dépérit » (p. 165) fait explicitement écho à la citation liminaire (p. 5) de Dépôts de savoir & de technique, de Denis Roche : « "Malheur à celui qui n'a pas le courage d'assembler deux paroles qui n'avaient jamais été jointes", Valle Inclan. ». Denis Roche, par exemple, notait déjà dans Temps profond : « inconsciemment, mon esprit avait fait une association à l'intuition entre une partie du titre de son livre, "amnésie"et le mot "Mélanésie". Elle me dit alors qu'elle est mélanésienne » (p. 248) ou encore : « la huée : variation sur nu, huée, hue, nuée » (p. 374). Pareillement, Karine Miermont procède par « mots ou bouts de mots s'associant les uns aux autres, se succédant par rapprochement, glissement, liane, lien, lier, lie, la lie, là lis lecteur toi moi vous nous, là lis, liés, lis &, ligature. » (p. 163). De même, l'enchaînement : « Françoise, roman d'amour, Claude Simon. » (p. 154) s'adosse vraisemblablement à Temps profond : « Claude Ollier […] me dit […] : "Tout ce que tu peux faire, c'est un roman d'amour." » (Temps profond, p. 116). Et même si le processus du Marabout amène Simon à éclipser Ollier, Claudes ne s'en rendent pas moins possiblement lisibles.

            L'aboutement culmine dans un montage (p. 109-111) où Karine Miermont introduit laconiquement (« Extraits, bouts. Mare à bouts. ») une théorie presque ininterrompue de 21 extraits de textes de Denis Roche. Elle adopte-là ipso facto le processus à l'œuvre dans Mille retours : elle voit en cet ultime texte de Denis Roche « une sorte d'autoportrait » (p. 124) sous « une forme adaptée à la situation » (p. 125). De ce montage de seules citations, non sourcées, Karine Miermont écrit finalement : « Je relis le tout, en me fichant de savoir qui a écrit quoi. J'accepte l'apparent coq-à-l'âne, le côté décousu ou plutôt découpé. » (p. 122). Les mêmes effets prévalent par conséquent dans le portrait, ce portrait-là de Denis Roche, que les 21 fragments aboutés délinéent.

            En cette insourçabilité (insourçabilisation?) principielle, ce sont en fait deux doubles autoportraits (éminemment subjectifs, donc) que le Marabout autorise : Denis Roche en tant qu'écrivain et en tant que lecteur, et Karine Miermont comme lectrice et comme écrivaine. Une formule lancée par Denis Roche à l'autrice s'impose d'ailleurs comme un leitmotiv du livre : « j'espère que tu ne lis pas que de la littérature ! » (p. 53). Martelé dix fois, p. 53, 59, 59, 109, 113, 114, 114, 114, 147 et 155, « Pas que de la littérature ! » conduit à ne « pas se contenter » (p. 59) « des livres clairement identifiés comme littérature, le roman, la poésie, le récit, la fiction. » (p. 59) et indique conséquemment vers « ça aussi : désacralisation, et ouverture maximale des yeux et des oreilles, décloisonnement, décrassage constant » (p. 114). Les présupposés et implications de cette recommandation, ainsi que Temps profond dévoré dès sa parution, permettent à Karine Miermont de « terminer un paysage de [s]on voisin » (p. 150), son paysage à elle de son voisin, mais sans nul doute simultanément l'un de ses paysages à lui de lui-même. Certes, ce paysage-là consonne avec, entre autres, le « portrait en actes d'écriture et de photographie » (p. 150) que compose Jean-Marie Gleize via Denis Roche. Éloge de la véhémence (2019), car le Marabout permet tels constats : « je me rends compte maintenant, enfin […], à quel point [Denis Roche] fut cohérent avec lui-même et avec l'idée qu'il se faisait de l'art et des artistes » (p. 60), « Mon voisin est un artiste et un révolutionnaire. » (p. 115). Mais tissé en ce marabout, que Denis Roche lui-même s'il en est inspira, ce paysage exhausse le double génitif, objectif et subjectif, du titre de Roche. Nombre de phrases écrites ou citées par Denis Roche s'y disséminent en effet comme autant de fragments d'autoportraits en latence : « "cet homme", "ce il" comme le traduit Denis Roche. Gertrude Stein le raconte par approximations et répétitions, à quel point il était vivant, à quel point il avait fait quelque chose de magnifique » (p. 94) ou, encore plus patemment parce que reprises telles quelles (p.156 citant Temps profond, p. 306-307 et 308) : « Je regarde le vieil homme heureux, l'esprit occupé aux mille relais qui assurent le tissu invisible des littératures comme un flux continu. […] c'est la littérature que je vois, faite mais n'existant nulle part, pas vraiment un instant, pas vraiment un lieu, sans matière qu'on puisse toucher. »

            Le bruit à désormais faire entendre se nourrit aussi de ces autoportraits latents que Denis Roche a laissés le soin d'effectuer en son dehors - cf., n'est-ce pas, p. 86 : « Je pense à ce texte de Maryline Desbiolles, le bleu du ciel n'est pas toujours rose, qu'elle écrit […] après qu'il lui a soufflé ce titre un jour de mai avant sa mort, l'idée qu'elle en fasse un livre sur lui ». À son tour, le Marabout de Karine Miermont développe une forme où se manifeste Denis Roche, tel que se plaisant ici et là à citer Maurice Blanchot : « "Tout écrivain qui, par le fait même d'écrire, n'est pas conduit à penser : Je suis la Révolution... en réalité n'écrit pas." ». Et libre soit cette infortune.

 

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