Bernard Noël : Dictionnaire de la Commune par Bertrand Verdier

Les Parutions

11 sept.
2021

Bernard Noël : Dictionnaire de la Commune par Bertrand Verdier

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Bernard Noël : Dictionnaire de la Commune

 

 

Quand lire, c'est faire
II – La Commune doit être faite par tous, non par un

 

Pour C.,
en souvenir de notre soirée de Passable

 

« si les morts pouvaient écrire, pas un vivant n'écrirait »
Bernard Noël : L'Outrage aux mots

« Notre héritage n'est fait d'aucun testament »
René Char

« Exister, c'est développer une forme »
Denis Roche : Temps profond

« Tout écrivain qui, par le fait même d'écrire, n'est pas conduit à penser : Je suis la Révolution... en réalité n'écrit pas. »
Maurice Blanchot : La part du feu

« je suis un poète !
Et par conséquent je suis un véritable archiviste, dessinateur, orateur, chorégraphe, cuisinier, jardinier, philosophe, architecte, sculpteur, cinéaste, musicien »
Julien Blaine : Cours minimal sur la poésie contemporaine

« la langue n’est pas en dehors du monde, c’est aussi concret qu’un sac de sable qui te tombe sur la tête, c’est complètement réel, complètement efficace, efficient »
Christophe Tarkos, entretien avec moi

 

 

'Admirez-moi bien comme je suis, moi, vraiment de gauche ; la preuve, moi j'ai adoré, moi, le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël' : c'est en substance ce que donnent à lire, en 2021, nombre des recensions de la réédition de ce Dictionnaire. Là, la fatuité le dispute au contresens. Car, bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : "la Commune ! la Commune ! la Commune !" … mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien.
De fait, ce Dictionnaire historique, initialement publié en 1971 pour le centenaire de 1871, a la particularité d'être le travail d'un poète. Qu'un poète traite d'histoire et de politique de cette façon-là est tout de même assez inédit pour ne faire litière ni du genre retenu, non plus que des principes et motifs qui l'ont exigé, ou de ce que la fréquentation quotidienne de la littérature implique hic et nunc (« l'action de la lecture sur le lecteur est toujours au présent », 9).

Rappelant dans la préface qu'un dictionnaire
               « est un texte sans hiérarchie, sans chronologie et, par nature, pluriel »
(13),
Bernard Noël souligne que les caractéristiques fondamentales de la Commune de Paris ont à l'évidence déterminé le dispositif : cent ans après, le genre dictionnaire apparaît le seul à même de réaliser son rêve de – lui aussi, lui encore - faire
               « agir le lecteur, [par une] forme pouvant appeler l'action » (12),
- l'auteur étant lui-même agi par la Commune et répondant par l'innovation dictionnairale, à l'inventivité qu'il la lit exiger de lui.

Ayant non seulement lu intégralement un nombre considérable d'écrivains, mais aussi « pris connaissance de tous les journaux du temps » (14), Bernard Noël a conçu la majeure partie du Dictionnaire comme un montage (agencement) de citations (prélèvements). De cette seule pratique, et littéraire, peut sourdre une réalité sciemment tenue occultée : « nombreuses citations, collées ici et là [...]. Le collage, dit Aragon, remet en question le "monde imité" en y introduisant un fragment "pris dans le monde réel" » (14).

Par-là même, et puisque
               « l'ordre capitaliste ne se perpétue qu'en s'appuyant sur l'ignorance et la crédulité » (108) et que « la province n'est monarchiste que par ignorance et oppression » (229),
ce Dictionnaire – avec bibliographie, chronologie et index thématique – se veut, en 1971 (donc en 2021), un outil contemporain pour ses lecteurs. La Commune constatant déjà que
               « Seule l'instruction rend l'enfant, devenu homme, réellement responsable de ses actes envers ses semblables. Comment, en effet, exiger l'observation des lois,
               si les citoyens n'en peuvent pas même lire le texte ? » (315).
Le Dictionnaire rend possible la déconstruction des contre-vérités et idées reçues controuvées et ressassées durant un siècle, à dessein ou par ignorance :
               « en six jours [les cours prévôtales] firent beaucoup plus de morts qu'en six ans tous les tribunaux et commissaires de la Révolution française » (231),
               « la répression terminée il manquait environ 100 000 ouvriers dans Paris. [...] la fameuse Terreur, celle dont les manuels scolaires font le plus grand état,
                 entraîna l'exécution, dans toute la france, de 16 594 condamnés à mort, et elle dura un peu plus de dix-sept mois. » (328-9).
Des piédestaux s'affaissent :
                « Cet écrivain français, disent les manuels de littérature, lutta contre les conventions et les préjugés. […] parlant des Communards, il écrit : "Nous ne dirons rien de
                 leurs   femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent – quand elles sont mortes." Ailleurs [...] : "De quel accouplement fabuleux d'une limace et
                 d'un paon, de quelles antithèses génésiques, de quel suintement sébacé peut avoir été générée cette chose qu'on appelle Gustave Courbet ? » (283)
Contre la piétaille soutière s'échinant à ériger la Commune en repoussoir, l'aboutement aléatoire des citations, l'exhausse, la rétablit en tant que repère. La pratique citationnelle libère - fruit d'une attention, bienvenue et gratifiante, à la langue, à l'ensemble de ses usages d'alors et aux pratiques à en inférer ici et maintenant. De nombreuses notations sur le style de la presse, sur les propos et attitudes de tel ou tel écrivain complètent. Et bien sûr, Bernard Noël donne un article Rimbaud, pourtant retenu loin de la bataille de Paris – où tant de travailleurs meurent ; il y réaffirme le lien organique entre Commune et littérature :
                 « L'élan de la révolte personnelle s'y mêle à l'élan de la révolte collective, et c'est ainsi que Rimbaud ouvre la poésie moderne […]. Que la Commune ait été le point
                 de départ de ce chant nouveau n'est sans doute pas un hasard » (699),
confirmant qu'une révolution voit le jour, non pas tellement quand elle remplace une pensée par une autre, mais quand elle met à la place d'une manière de penser une autre manière de penser.

            D'Arthur Rimbaud à Bernard Noël, la langue participe ici essentiellement de la nécessaire et incessante lutte contre tous les pouvoirs. [De fait, en 1971, l'abrutissement de la population était tel que beaucoup votaient encore, qu'un grand nombre croyait sincèrement que la démocratie représentative est démocratique, et que l'argument de la raison du plus grand nombre est fondé]. L'ultime article de ce dictionnaire renvoie significativement à Apollinaire :
                « ZONE"Il y a dans chaque peuple de grandes zones d'ombre et de sang, mais c'est toujours du côté où poindra le soleil de l'avenir." » (794) ;
"Zone", poème liminaire d'Alcools, est celui dont le premier vers, libre, exhorte : « à la fin, tu es las de ce monde ancien ». Bernard Noël ne conclut pas par Rimbaud, qui a écrit la Commune, mais vers l'un de ceux qui, tout en en tenant compte, écrivent après - après Rimbaud, après La Commune. Et celle-ci doit nous être aussi antérieure que la Révolution l'était pour les Communards :
                « Courbet […] : Je désire que tous les titres ou mots appartenant à la Révolution de 89 et de 93 ne soient appliqués qu'à cette époque. Aujourd'hui, ils n'ont plus la
                même signification et ne peuvent plus être employés avec la même justesse et dans les mêmes acceptions. Cela me paraît d'autant plus évident que nous ressemblons
               à des plagiaires. Employons les termes que nous suggère notre révolution." » (187-188).

 

Loin d'appeler à une « consommation passive » (11) des idées communardes, ce Dictionnaire, parce que d'un poète, incite au contraire à passer « de la dispersion à l'organisation puis à la revie » (11), à inventer les formes et les termes que nous sugg -mais, ah !, l'on m'intime de me limiter désormais à 7 000 signes.

 

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