du jour au lendemain de Bernard Noël - Entretiens avec Alain Veinstein par Bertrand Verdier

Les Parutions

09 août
2018

du jour au lendemain de Bernard Noël - Entretiens avec Alain Veinstein par Bertrand Verdier

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« entre le moi qui tient chair ouverte et le je qui vient »

 

 

« Je vais quand même toujours au fond de mes pensées, par curiosité de ce que j'y trouverai. »

ric Chevillard : Ronce-Rose ; Minuit, 2017, p. 81)

 

         Ce volume rassemble, magistralement retranscrits par Nicole Burle-Martellotto, l'intégralité des vingt et un entretiens de Bernard Noël avec Alain Veinstein diffusés sur France Culture entre 1979 et 2014. On peut assurément y lire les modulations et variations des problématiques récurrentes de Bernard Noël, y voir une forme d'introduction détaillée à son œuvre et aux thématiques qu'elle roule, charrie et choie. Ce serait néanmoins en méconnaître la spécificité car l'écrivain Bernard Noël y expose ses conceptions de l'écriture et de la lecture et, par un étrange renversement - qui n'a lieu que parce que ce volume existe -, nombre de ces positions se lisent aussi après coup comme autant de commentaires et analyses de ce livre alors insoupçonnablement s'élaborant.

 

         Barthésiennement il me semble, je suis presque sûr que Bernard Noël ne cesse d'œuvrer à la pluralité des lectures de ses écrits. Si « un livre, c'est toujours la synthèse de quelque chose. Cette synthèse, en général, est justifiée par le parcours, c'est-à-dire qu'un livre met en scène quelque chose, le développe et conclut » (p. 328-329), Bernard Noël se refuse obstinément, comme auteur et comme lecteur, à toute identité, à toute assignation définitive, biographique ou littéraire : « je n'ai pas envie d'adhérer à une figure ni de la construire. Il y a aussi cette volonté de mélanger les genres, de passer de la fiction à l'essai » (p. 40). Cette labilité, fondée théoriquement, et immanquablement orchestrée, ruisselle vers l'acte de lecture dont « les interprétations n'ont d'intérêt que si elles sont provisoires, si elles ne sont pas statiques, si elles bougent » (p. 107). Le lecteur est donc incité vers sa propre, et responsable, liberté : « on ne souligne jamais assez le rôle du lecteur qui est le re-créateur du livre » (p. 238), « l'écriture nous crée une espèce de corps second, de corps verbal. […] on peut toujours espérer que l'écriture est une espèce de dépôt […] et qu'elle laisse là une espèce de corps en attente d'être revisité par les lecteurs » (p. 192).

         Échelonné sur trente-cinq ans, ce volume ne déroge pas aux pratiques d'écriture coutumières de Bernard Noël : « essayer d'être non pas complet mais de fournir une matière suffisante pour que le lecteur puisse brasser l'ensemble » (p. 221), « je n'allais pas fabriquer un recueil mais un livre, avec des variations et des entrées diverses mais qui, j'espère, forment un tout. Ce qui m'intéressait, c'était le tout éventuel et non pas le recueil » (p. 280), qui « se compos[e] moins de fragments que de prélèvements d'un élan continu. » (p. 52-53). De telles modalités invitent à déceler en ces entretiens-prélèvements de multiples entrées pour un dictionnaire de Bernard Noël, sur le modèle de celui, littéraire, qu'il écrivit à propos de la Commune. Son Dictionnaire de la Commune, publié en 1971, se fonde en effet sur le principe que « le dictionnaire est la façon la plus objective d'écrire l'Histoire » (p. 301). Dans la mesure où « l'Histoire, c'est une lecture des faits historiques et [qu']elle change sans arrêt puisque c'est toujours le présent qui relit le passé et qui, en quelque sorte, le réinvente à chaque fois » (p. 301), le dictionnaire « permet d'organiser un certain champ […] en laissant le lecteur libre. […] L'Histoire n'existe pas, l'Histoire, c'est une lecture, celle du passé par le présent, et la lecture, autant la mettre à plat et fournir au lecteur l'occasion d'être lecteur à part entière, sans être prisonnier d'un fil romanesque ou d'un "à suivre" perpétuel dont il n'est pas maître » (p. 220) ; en toute logique, et parce que la forme en est délibérée, « le lecteur devient l'historien, il me semble, grâce au dictionnaire » (p. 302).

 

         Le parallèle entre le lecteur de dictionnaire et de littérature se perçoit aisément dans cette incitation continuée à une liberté de circulation parmi des éléments que l'auteur affranchit de toute hiérarchie : « chaque livre, à chaque fois qu'il est lu, est réécrit » (p. 332). Partant, chaque (re)lecteur de ces entretiens écrit sponte sua son (ses) dictionnaire(s) personnel(s), intime(s), de l'écrivain Bernard Noël.

         Nous, Tu, regard, violence, peinture, extérieure (expérience), politique … : autant d'entrées à ici indistinctement privilégier, à son gré, au fil des récurrences qu'égaille aussi le présent volume. Si, écrivant, Bernard Noël a « le sentiment […] de recueillir de petits fragments d'une mémoire qui n'était pas la [s]ienne mais d'une mémoire collective » (p. 269), la latitude concertée au lecteur réalise la « figure même de l'habitat idéal : cette possibilité à la fois de retrait et de collectivité » (p. 259). Cette évidente métaphore de la lecture répond doublement aux vœux de Bernard Noël qui n'a « jamais souhaité d'autre biographie que celle de ses livres » (p. 8) : chaque lecteur construit « à la fois une tranche d'œuvre et aussi une tranche de vie. C'est une tranche de vie qui coupe à travers toute ma vie puisque les derniers textes sont relativement récents » (p. 282).

         Partant, l'infinité des dictionnaires possibles construit les conditions vers lesquelles tend toute l'écriture de Bernard Noël : « j'ai toujours le sentiment […] que tout cela c'était pour préparer un moment où l'écriture sera davantage libre, où il n'y aura plus de différence entre la vie et l'écriture » (p. 39), « ce à quoi tend l'écriture, c'est à cesser d'exister dans la mesure où elle aurait entraîné celui qui la pratique à se fondre dans le décor, à devenir de la réalité. » (p. 51-52). Et c'est donc de l'ensemble - ce tout supérieur à la somme des parties - des corps verbaux engendrés par les lecteurs que sourd cet avènement.

         Il y aura fallu cet étrange détour qu'expose Bernard Noël dans le vingt-deuxième entretien, publié séparément * : « c'est un livre que je n'ai pas écrit […] nous l'avons fait sans le savoir » (p. 10), un livre ainsi que Bernard Noël aura écrit à son insu.

 

* Ce 22e entretien, postérieur à la publication du volume et qu'il commente, a eu lieu à Nice, dans le cadre des rencontres littéraires « Voix d'hiver » en novembre 2017. Il est retranscrit dans l'« opuscule ajouté au livre d'entretiens », offert à tous ceux qui achètent le livre sur le site de l'Amourier.

Le titre de mon article est par ailleurs un extrait de l'antéfixe que Denis Roche consacra à Bernard Noël et Colette Deblé dans

Dépôts de savoir & de technique.

 

 

 

 

 

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