Discipline de Dawn Lundy Martin par Tristan Hordé

Les Parutions

17 avril
2019

Discipline de Dawn Lundy Martin par Tristan Hordé

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En France, à peu de choses près, sont surtout connus de la poésie américaine les textes des "objectivistes". La traduction de ce second livre de D. L. Martin, publié en anglais sous le même titre en 2011, apporte une vision tout à fait différente de ce qui s’écrit aux États-Unis ; les traducteurs avaient d’ailleurs déjà proposé quelques poèmes dans le numéro 4 de leur revue,

La tête et les cornes n° 41. L’auteure, universitaire noire et militante T, a fondé avec Terrance Hayes et Yona Harvev the Center for African American Poetry and Poetics ; le nom est éloquent, tout comme l’anthologie publiée en 2018 avec Erica Hunt, Letters to the Future: BLACK WOMEN / Radical WRITING.

Ces éléments ne sont pas inutiles pour lire Discipline ; la poésie de D. L. M. est politique, ce n’est pas pour autant qu’elle relève d’une écriture platement militante (« N’incitez pas les mots à faire une politique de masse. Le fond de cet océan dérisoire est pavé des cristaux de notre sang », rappelait René Char), simplement elle écrit à propos de ce que vivent les Noirs américains dans la société contemporaine.

Ses poèmes, en vers et plus souvent en prose, forment le plus souvent de brefs récits dont quelques personnages sont récurrents : à côté d’une narratrice, la mère, le père et, d’un bout à l’autre, la ville, « une ville d’un meurtre par-ci un meurtre par-là », aux « jardins mal entretenus », aux « façades bâillantes ». Une ville où tout ce qui se passe, c’est-à-dire la consommation de drogues, d’alcool, les actes les plus violents, est considéré comme normal. Lors d’un contrôle de la police, toute personne (noire) est considérée comme délinquant possible ; une femme est « Poussée à terre, sur ses genoux » et, dans sa vie, est avant tout perçue comme un objet sexuel dont on peut disposer (« un petit viol, ça te détruira pas »). Refuser ce rapport de possession implique de refuser l’ignorance qui accompagne la pauvreté, suppose la conscience d’être un individu entier, « Le moi lutte pour faire partie du corps puant ».

Tout dans le quotidien s’oppose justement à ce qu’un Noir vive autrement qu’en marge. La mère, venue du Sud, rappelle qu’au temps de la ségrégation acceptée, « tout était normal et personne ne tuait personne ». La séparation des communautés existe toujours, prenant d’autres formes : les Blancs se font construire à l’écart. Comment vivre quand on désire autre chose que les gestes automatiques du quotidien, sans pouvoir savoir ce que peut être cette autre chose, « quand on chuchote contre le courant et que personne ne vous entend ». Ou faudrait-il comme la mère se contenter de « ses catalogues de vente par correspondance » ? Ce qu’a vécu le père, esquissé à différents endroits du livre, donne l’image des « corps défoncés » par les jours : ici imaginé « en petit garçon », mais dans la réalité il titube dans la rue, et un ami de la narratrice en le regardant : « et si ce mec était ton père ? » — rien à répondre. Le père finit son existence à l’hôpital, « fané, usé, prostré et sec ». Rien ne reste de lui, on dira seulement « A grandi et a été ».

Le livre de D. L. M. construit une vision sombre de l’humanité, mais la destruction des corps, l’absence d’une relation satisfaisante entre les individus ont pour cause ce qu’est la société dont le seul moteur est le profit. Vivre aujourd’hui implique de répondre sans cesse à des questions, la plus importante étant, « Êtes-vous productif ? », et il n’est pas permis de douter, de rêver, d’imaginer : « En êtes-vous certain ? Vous devez en être certain. » On ne s’étonnera pas de rencontrer des pages avec, à la place d’un poème, une série de /0/ et /1/, "langage" impossible à lire, image de ce qui échappe à la compréhension dans la vie de chaque jour. Le titre, dans ce cadre, s’interprète de différentes manières, la quatrième de couverture en propose plusieurs liées entre elles, dont celle-ci : « Contre l’oppression des êtres et l’idée d’un savoir absolu, l’écriture est discipline, apprentissage toujours recommencé (…) ». On retient aussi ce qu’écrit l’auteure : « Il faut une certaine discipline pour attendre dans l’attente de ce que l’on attend ». Dans cette attente, et pour comprendre autrement ce qu’est l’oppression des Noirs, D. L. M. évoque Frantz Fanon (« Il y a Fanon qui souffle des trous en nous »), référence sans doute un peu sibylline pour un lecteur français de 2019 à un militant2 des années 1950. On lit avec ce nom un appel à ne pas se résigner, contre ce que voudrait le racisme ordinaire, « S’ils [les Noirs] arrivent à survivre, quelle sera la survie ? Si personne ne les remarque, pour vivre il faudrait passer inaperçu ? ».

Voilà un livre de poésie revigorant en ces temps où beaucoup souhaitent fermer toute frontière. Un seul regret, que cette traduction inventive, au plus près du texte, ne soit pas accompagnée du texte original.

 

 

 

1 D. L. M. est venue à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux le 15 janvier pour une conférence et une lecture, présentée par Maël Guesdon qui, avec Marie de Quatrebarbes, l’a accueillie le lendemain à Nantes : tous trois ont lu, en anglais et en français. On peut écouter ces lectures sur You tube. Le 17 janvier M. Guesdon et M. de Quatrebarbes ont aussi présenté Dawn Lundy Marin à Paris et l’on suivra cette soirée également sur You tube.

Frantz Fanon (1926-1961), né à la Martinique, psychiatre, militant contre la guerre d’Algérie, a notamment publié deux livres toujours d’actualité, Peaux noires et masques blancs (1952) et Les Damnés de la terre (1961).

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