JOURNAL 2021, extrait 6 par Christian Prigent

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

JOURNAL 2021, extrait 6 par Christian Prigent

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28/06 [le Zeitgeist à vélo]

 

Le Tour de France : toujours même émotion. Il passait hier à Saint-Brieuc, quasi dans le jardin de Chino, sur le petit pont de Demain je meurs.
Trop lent, plus assez galopin, j’ai raté la manne des bobs Skoda et des mini-saucissons Cochonnou.
On attend sous la pluie, vaguement honteux du piètre carnaval environnant.
Deux ou trois motos bleu de France dépoussièrent de peuple la route, dix secondes de suspens solennel — et ffrrtt : le peloton déboule. C’est un minotaure musclé, verni d’héroïsme. Passe avec lui ma nostalgie : il revient du  temps béni des ersatz d’épopées, des vignettes, des albums, des naïvetés.
Dans l’éclaircie, après l’ondée : ciel ouvert, soleil vif. Il n’y eut que presque rien : craquements de dérailleurs, chuintement de pneus, couleurs pulvérisées par la vitesse. Et la foule braillarde d’enthousiasme sur-joué — moi compris, presque larmes aux yeux.
Sensation globale : la fragilité des cyclistes maigres et du carbone délié des vélos /vs/ le barouf des moteurs devant, derrière, au-dessus (hélicoptères, voitures, motos). Epreuve simultanée d’une énergie éperdument humaine — et de son recadrage par les technologies arrogantes et les volubilités publicitaires. La puissance corporelle, méticuleusement cultivée, devenue moins acte souverain que spectacle sur-codifié. Mais rétive, malgré tout : son kitsch assumé, enfantin, résiste à ce devenir aliéné.

Une figure du « monde », en somme — de l’actuel.

Pour un peu, on s’éprouverait comme un Hegel (son bouffon, plutôt) humant à sa rambarde d’Iéna la sueur du Zeitgeist qui passe en bas sur ses cavales[1] dérisoires.

 

*

 

30/06 [album photo : 1992-1995]

 

                                Entrée de Charles Pennequin

 

   L’encompoté bébé bave : pas                                       

d’la tarte ingurgiter un pot ! / ding

dong / c’est qui qui perturbe ? / r’ding

dong / bavoir torchon : me v’là !

 

Un balèze encastré au cham

branle émet : Bibi —  hou

là ! rosé bonbon poil roux

exorbité de bleu (même au blanc).

 

Bientôt Bibi & bibi : vaisselle                    

& café puis p-m training ping

(manche) pong (revanche) — la belle

en muscu : poetry-building.

 

À des crépuscules ébul

litionné de bière il file en mob

fumeuse la sacoche emplie d’ob

scur : ça va barder pour des matricules.

 

L’ex-gendarme à désormais zéro

képi fait circuler (on rit) au                          

CNL un tapuscrit : l'Dela

veau délavé dit xa pue l’caca.

 

Il s’en balance il balance

Facial Patate L’Armée noire au cul

du mégaphone — et bibi pense :

foule à lui seul ! bravo l’hercule !

 

*

 

29/06 [modernité]

 

Dans une étude récente sur Anne-Marie Albiach, Francis Cohen note que « l’exigence de ‘modernité’ s’est parfois avérée, en fin de compte, un acte de soumission : on ne peut être plus moderne qu’en voulant s’accorder au présent ».
« Parfois » et « en fin de compte » nuancent le jugement. Reste qu’il me semble faux. L’idée du moderne telle qu’elle nous vient de Baudelaire ne suppose aucun accord au présent (au décor du temps, à « l'actualité »). Elle est bien plutôt la condition d’une dissension, d’un écart. Cet écart est ouvert par une modernité qui s’écartèle entre la profondeur de l’histoire (politique, philosophique, artistique, linguistique) et la béance d’un futur appelé par l’insatisfaction de « ce qui est ». Le « présent » n’y passe qu’en tant que mis en cause, voire en crise, par cet écart critique.

 

*

10/07 [Chino cosmique]

 

J.-C. Pinson relève dans Chino au jardin cette phrase où il voit une « définition du réel » : « immense enroulement de tout sur soi-même ».
Il s’en réjouit : j’y avouerais plus de participation immédiate au « monde » que je n’en reconnais d’ordinaire.
Mais la formule vient dans le corps d’un rêve du jeune Chino. Elle n’exprime pas un point de vue de l’auteur (pas plus que n’expriment son opinion les avis formulés dans le dialogue du dernier chapitre sur la question écologique).
Tout au plus suggère-t-elle, non sans ironie, la possibilité, toujours à disposition, que ce sentiment d’appartenance (ce chatouillis cosmique ?) existe — face à la sensation du séparé, du « nous ne sommes pas au monde », des violences de la « différence non-logique ». Pour le personnage (Chino), en tout cas. Pour l’auteur également ? — va savoir…

 

*

 

11/07 [Chino bouffon]

 

On me gronde parfois pour les bouffonneries et les trivialités de mes Chino. Mais comment m’en passerais-je ? Je ne pense pas qu’on représente avec justesse quoi que ce soit de la vie si on n’en note pas (sans surplomb hautain) la confusion ahurie, les penchants au bas et au gras, le comique effrayant, le fond de bêtise libidineuse, les grimaces d’angoisse reconverties en crises de rigolade.
Comment le faire, alors ? Sinon par l’auto-dérision, le mauvais goût, la zuterie sale gosse.
C’est d’abord une marque du sensible : le monde fait sur moi cet effet-là. 
C’est aussi ce que j’ai retenu de Rabelais, de Jarry, de Queneau : leur langue poétique et leurs compositions narratives correspondent à cette vision. Ils compteront toujours plus pour moi que ces choristes du sublime, linguistiquement puritains, proprement stylés et supposés « profonds » qu’on voue classiquement aux Panthéons.
Donc : vive la farce, l’épigramme satirique, le baroque sang mêlé, la parodie gros sabots ! Vivent Martial, Scarron, l’Album zutique et les Hydropathes ! Et le cœur à gaz hilarant des dadaïstes, les calembours macabres de Maurice Roche, Ernst Jandl version langue délabrée, les jeux de mots en rafales de « l’idiot du vieil âge » Jean-Pierre Verheggen ! Et même le mirliton des opérettes, les chansonniers burlesques, les limericks obscènes, les rengaines de Boby Lapointe ou d’Albert Marcœur ! 
Mais à choisir ces badinages, aurait dit Hölderlin, « seuls les désespérés sont contraints ».
On n’y engagera donc personne.

 

*

25/07 [back home]

 

Que de désinvoltures sur les questions sanitaires ! Il y a de quoi s’inquiéter du sens que prend aujourd’hui le mot « liberté » : il semble n’avoir plus de portée autre qu’égocentrique et incivique. Et quelle arrogance de l’opinion : peu soucieuse de vérités, indifférente à la solidarité, honteusement flattée par les personnels d’une politique sans rêves, abêtie de pseudo-pragmatisme !
C’était la minute de pensée ronchon, au retour d’une semaine en Léon, au bord de l’Aber.
Là-bas : pas d’internet (donc pas de mails) ; pas d’ordinateur (donc guère de travail) ; pas de téléphone. Un poste TV dont l’archaïsme exigu et neigeux guérirait l’addiction la plus tenace (même celle qui me colle chaque mois de juillet devant le cyclisme).
Lectures disparates. Un peu de vélo. Beaucoup de natation. Et, dans peu d’eau (froide), snorkeling — comme on dit maintenant quand on joue du tuba pour les crabes.
Le moche (politique, sanitaire, culturel) s’y estompe dans un lointain flouté pour qui n’est plus branché au rugueux que par le fil du Télégramme, quotidien profus en faits-divers locaux, météos des plages, échos des moules-frites et résultats sportifs. 

 

*

 

26/07 [confiture]

 

À Saint-Brieuc : tour de piste régional de l’étape sur Chino au jardin, à la Maison Louis-Guilloux.
Stress avant. Après : dégoût de soi (du mal dit, du trop dit, du pas assez dit, du dit avec trop d’arrogance professorale ou de jovialité sur-jouée).
Il faudrait sans doute renoncer. Mais il y a toujours des raisons de ne pas : les invitations amicales — les mauvais conseils du narcissisme, aussi.
Aucun chantier en cours. Ce n’est pas forcément un mal. Si la vie se supporte sans rien écrire, c’est encore le mieux. Mais alors rien ne s’objective (dans une forme). Reste la subjectivité ruminante, confite d’incertitudes, vite geignarde. Et le monde devient opaque, irréel : on jonche dans une sorte d’atonie schizoïde.
Il aurait fallu ne pas mettre le doigt de sa plume dans ce foutu engrenage.

 

*

 

27/07 [Rimbaud fait l’âne]

 

Pour joncher moins mou : relectures.

Rimbaud, surtout (comme toujours).

 

Cette fois (« Fêtes de la faim ») : « Ma faim, Anne, Anne / Fuit sur ton âne ».

 

En écho, j’entends Apollinaire :

 

« Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s’éloignaient dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment »

 

> « lentement », « régiment ».

 

> ment / ment : un air de maman.

 

Anne ment.

             

Anne : Sabine de banlieue[2], enlevée !

 

Mais ce n’est pas d’elle que le poète a faim.

 

L’âne poétique[3] : grandes oreilles + rire d’idiot[4].

Son amour (ambivalent : organes bandées, grief brandi) : non désir du prochain (maman, « réalité épineuse »), mais faim du plus lointain (« aile », « ombres », « azur sonneur[5] »).

Soit : banlieues, vignes perdues, enfance, musique de ciels, culture des brumes, rires.

 

Ins Offene (Hölderlin) : vocation à l’ouvert, à l’enfui, à l’impossible[6].

Ou : à l’âme, « aquarium ardent », « nœud rythmique ».

 

*

 

29/07 [Rimbaud emmerde le monde]

 

Rengaine : « la vraie vie est ailleurs ».
Question : qu’est-ce qu’une vie « fausse » ?
Il n’y a pas d’ailleurs (d’autre monde, de monde plus « vrai »).
Même si beaucoup (tous ?) en rêvent, y croient (religions, utopies).
Même Rimbaud : le lointain Harrar, Aden/Eden, l’absolu du « moderne ».
Mais il y a le monde comme « autre » : étranger à nos expériences, à nos intuitions de vérité.
Novalis : « le contre-sens entier de la réalité ».
Là est la fausseté (la réalité comme construction mensongère, fiction aliénante). A quoi les parlants (les poètes que tous sont) s’évertuent à opposer d’autres fictions de mondes : illuminations, musiques savantes, opéras fabuleux — ou simples jeux.

 

 



[1] En breton, bicyclette se dit mar’ch-houarn (i-e cheval de fer).

[2] « Les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail » (Illuminations, « Bottom » — l’âne shakespearien).

[3]« Je courus aux champs, âne claironnant et brandissant mon grief » (ibid.)

[4] « Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot » (Une saison en enfer).

[5] « Mes faims, c’est les bouts d’air noir ; / L’azur sonneur » (« Fêtes de la faim »).

[6]Cf Une saison en enfer (« Ah, cette vie de mon enfance ! — etc.)