La Sauvagerie, extrait par Pierre Vinclair

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

La Sauvagerie, extrait par Pierre Vinclair

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26.
 
20 kilos dodu de tambalacoques
Au bord de la mare aux songes Cucul
Latus Raphus (le dodo qu’onc ne croque
Aucun prédateur) portait nœud au cul
De plumes salut au cubique œufant
De la dinde et du dinosaure avant  
Que viennent la philosophie féroce 
Et le commerce en meute les molosses
Conscrits d’Anthropos l’Exterminant aux
Îles (cent ans après : zéro dodo)
 
Christian Prigent 
 
27.
 
Oui, la vie commença dans l’océan 
et c’est bien depuis les eaux encoraillées et
les estuaires à goélands que nous rampâmes 
vers les prairies sous l’œil des vaches pâmées, 
jusqu’aux verts arbres que nous descendîmes
en bateaux, retournant (en mocassins à glands) 
en mer dégazer le Dieu mystérieux, 
le pétrole flasque, l’électricité picotante, 
et la télévision merveilleuse qui nous rappelle 
que nous exterminâmes les dodos.

 

28.

 
Le dodo, animal de comédie, 
ressemble à l’amant du placard —
procédant à d’autres arrangements,
la nature joue aux chaises musicales et
la pollution n’est pas un problème 
moral dans un monde livré aux char
ognards, où mort et merde sont terreaux 
d’amour et vie ; mais quel confort tirer, 
en attendant les charognards, de 
la transformation de tout en néant ?
 
29.
 
La roussette de Nouvelle-Guinée 
se cogne sur des cadavres de pipistrelles,
l’aigle royal laisse le saxifrage, 
la tortue imbriquée n’émeut plus le pygargue, 
la gazelle de Dama indiffère le cacatoès, 
le thon rouge sanglote, le gavial du Gange 
sombre, le fugu s’imagine en vie, 
le gypaète barbu blanchit, le kangourou 
arboricole tressaute, la chenille crâne de mort 
va pour crever se cacher dans son blaze.
 
30.
 
Contrairement aux hérissons à gland,
aux martins-pêcheurs chauves, aux requins 
napoléon 3, aux cachalots de Garonne, 
aux vers de terre à pied ; contrairement 
à l'éléphant basque, au gorille pen
du, à la tortue née de cochon, à l’abeille 
de Thélème ; aux frères Pandava de Pandan 
et à l’alouette de chanson, à la déesse 
précieuse et aux dieux colériques ;
contrairement au grand hamster d’Alsace,
 
31.
 
à la vipère péliade, à l’œil-de-bouc
au lapin de Garenne (à moins que
ça ne soit le poulet de Bresse ?) au tigre 
du Bengale, et à la tortue luth ; contraire
ment à la salamandre géante, à l’éléphant 
de Sumatra, au marsouin de Californie,
à la baleine franche et à l’ours blanc ;
contrairement au papillon monarque,
et au loup rouge, au cerf-cochon de Bawean,
y a encor pas mal de gros fils de chiennes. 
 
32.
 
Le muriqui, l’axolotl et l’olm, 
le kanchil, le quokka, le saïga et le talève 
takahé, le solenodon, le rhinopithecus, le stri
gops kakapo et le larvatus à gros pif, 
le markhor, le sousouc, le zaglossus,
et tous leurs noms, rejoignent l’éternel 
dodo, laissant nos vaches trop grasses 
s’effondrer sur un tapis de libellules 
mortes, dans l’herbe silencieuse, bleue,
qu’agite seul le bruit des batteries.
 
33.
 
Qui protéger ? puisque les espèces 
n’en finissent pas d’apparaître, muter, per
muter, se laisser aller hors leur spécialité ? 
si de la terre le très-haut fit des bêtes enfuies 
et des oiseaux stupidement envolés avant 
qu’Adam pût les river aux clous ? allez ! 
puissent au moins ces noms muets comme 
des cailloux qui m’attendraient sur leur dépouille 
servir à éclater les vitres et déclencher l’alarme 
de vos magasins de pompes funèbres.
 
34.
 
Une minorité qu’il faut défendre ?
caricaturées comme des fourrés ineptes, 
obscurs, échouant de leur débilité muette, 
comme des cadavres planqués derrière 
la signification, les dernières forêts
cachent encore dans des touffes humides
les cuicuis des derniers oiseaux : bientôt, nous 
n’aurons plus que les tweets des conducteurs 
en google cars rendus oisifs, et pour poésie
l’imitation des poètes morts.
 
35.
 
Vois ce poème ; il n’empêche le crime
ni ne ranime les mammifères morts, 
c’est notoire — pour cette apostrophe, 
l’ordinateur rame, l’imprimeur fait tomber 
une forêt, un cerf s’enfuit, affolé, en bramant
sur le bitume où il laisse son ombre noire,
le lourd camion du diffuseur l’a percuté : 
ce n’est qu’un poème, il a la beauté friable 
du carbone dont il cherche l’excuse froide
pour nous rapprocher de la catastrophe.