dans le passage un pope de Petrov par François Huglo

Les Parutions

04 mars
2016

dans le passage un pope de Petrov par François Huglo

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       On dirait du mime. Une scène : entre une place et un boulevard, un passage souterrain de Moscou (mais ce pourrait être une autre grande ville). Des personnages, mais pas de dialogues. Mises en sourdine par des « peut-être », des phrases glissées dans le creux de l’oreille sont moins faites pour être entendues que pour attiser la vision : « Aimer un être, c’est le voir comme Dieu a voulu qu’il soit » (Dostoïevski). « Voir, c’est être loin. Voir clairement, c’est s’arrêter » (Pessoa). « Il y a tant de vertu dans le simple fait de voir » (Thoreau). Plutôt des indications scéniques : accessoires, costumes, éclairages surtout, colorant la neige, elle-même lumière, « paradis de ciné » qui « finit en bouillie marronnasse », comme ce récit. Peu de notations auditives. Une référence musicale reste une indication scénique : « Dans le haut parleur du marchand de cédés, La valse de Ravel », et son retour en boucle d’un rythme réduit au rituel : « Comme si c’était la seule. Première et dernière valse. Innocente. Légère. Elle se répète en boucle. La main gauche de Glenn Gould tire l’oreille et retient, son univers capture, tourmenté, champ profond, champ fumé de valses passées, valses mortes, fond noir saturé dans, sur, contre lequel la mélodie s’égrène, s’élève. Insensiblement prend le pas. Rend à l’oreille sa liberté, la liberté de se laisser mener par elle ».

       Le romancier (si c’est un roman, à la fois russe et français par la grâce de la traduction) ressemble à Tadeusz Kantor, chef d’un orchestre muet, metteur en scène des gestes automatiques, fantomatiques, de « la classe morte », condamnée à la répétition, à l’éternel retour. Il n’y a pas de fin de l’histoire, mais des arrêts, des ratés de son « moteur », des bégaiements. De son cours, reste un lac gelé, un miroir. « Une histoire ? Il ne se passe rien. Le temps ne s’écoule plus. Un bloc et l’inclusion d’un pope sur le point de glisser à l’oreille de la vieille quelques mots. Un lac en hiver. Lac ou miroir. (…) Rien qu’une surface, le temps. Un présent rabougri l’envahit, durablement l’occupe. Miroir ou mouroir». La « classe morte » pourrait bien être le prolétariat, clochardisé, vaguement survivant de se donner en spectacle : chanteur, brocanteur ou kiosquier improvisé, vrai ou faux vétéran de l’une des trois guerres de Tchétchénie, toujours la même « ou aucune » sur plusieurs générations, ivrognes et mendiants jouant leur rôle dans une cour des miracles où il n’y aura pas de miracle. Que sont devenus les « célestes Kolkhozienne et Ouvrier de la Mosfilm » ? Regardons « papa, des mains d’ouvrier, l’usine à seize ans jusqu’à ce que sa boîte, finie, kaput, avec ses rêves, tout qui fout le camp ». Le pope, « du latin pappa », transmet « l’histoire , le rite et le souvenir d’un temps pas si lointain où gueux parmi les gueux » il « était pour le seigneur comme un serf et l’office mis au rang des travaux domestiques ». Le papa qui « pensait avec ses mains » était « prolétaire et poète, certains gentiment le disaient poétaire ». Était ou est ? « Dans le souvenir tout prend sa vraie place. À ce qu’on dit ». Ouvrier ? « Pas seulement ouvrier. C’est un romantique. Une midinette aux mains calleuses. Un mot le fait rêver. Prolétaire ». Du grec proles, « citoyen de dernière classe utile à l’État par sa seule descendance », donc porteur de « l’espoir inoxydable, nous ne sommes rien soyons tout ». Prophète de lendemains radieux, mais « l’espoir que vous m’accorderez cette valse » tourne avec elle, de « premier pas timide » en folle accélération. « Dans sa fuite effrénée elle s’enivre. Passionnément s’emballe, la valse hallucinée. Tragique tourbillon. Mécanique fatale ».

       Le pope dans le passage « ne fait rien qu’y être mais quel style », avec « l’air d’être là sans y être ». Il fait la manche. « Parfois pour sa paroisse, le plus souvent au profit du racket qui jour et nuit dispatche aux quatre coins de la ville putes et mendiants, les fait tourner, les entrepose dans ces hangars industriels désaffectés ». Des tours, on en construit encore, mais la classe est morte, « les ouvriers des deux brigades ne se croisent pas, ils ne peuvent pas, ne doivent pas, c’est calculé pour, prévu comme ça ». Un extrait d’Urbanisme et société n°37 rappelle l’univers de Playtime. Des chiens se flairent, encore comme chez Tati (né Tatischeff, d’un père russe : le monde est petit !). L’avenir ? Lavage, ou lavement. « Un pope en bleu de travail qui lave le passage à grande eau ». Le temps qui passe ? Nul n’en fera table rase. Mêlés à l’eau, débris et déchets tapissent le sol, dernière séquence brève, dernière scène ou dernier mouvement d’un texte que, selon leur goût, des lecteurs qualifieront de « documentaire métaphysique », d’autres de parabole historique, mais composé, soulevé, aéré comme une salade : « Hé ! Ho ! Mollo ! Doucement les pages ! Comme la salade Olivier, tourner délicatement… ».

 

 

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