L’Expe(r)dition de Martin Saint Hilaire par François Huglo

Les Parutions

09 oct.
2022

L’Expe(r)dition de Martin Saint Hilaire par François Huglo

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L’Expe(r)dition de Martin Saint Hilaire

 

 

            Ou Les Aventures d’un marin de qualité
Édition établie par Yves Boudier

 

            L’Expe(r)dition : la perdition au programme de l’expédition ? Oui, mais à la double condition d’une île, un r entre parenthèses, et d’un Ex initial qui mettrait un terme à la perdition, en trouverait l’issue salvatrice, la rejetterait dans le passé, telle une ex avec laquelle on pourrait ou non renouer, un temps perdu qu’on pourrait retrouver, au risque de s’y (re)perdre. « Martin Saint Hilaire lui-même serait à l’origine de la mise en scène de sa disparition de notre académie littéraire », lit-on sur un rabat de couverture. De fait, ce n’est pas lui qu’on trouve en naviguant sur la toile, mais Yves Boudier, né à Saint-Hilaire. Avant même d’ouvrir le livre, notre enquête ressemble déjà furieusement à une chasse au trésor !

 

            Le lecteur est averti du danger : « un désordre historique assumé », mêlant réel et imaginaire, citations et pastiches, rendra le livre « difficilement lisible ». C’est « un livre de lecteur » parce que c’est un livre de pirate, pas une croisière. Comme dans la fable, le trésor est le travail, le trajet aventureux déchiffrant la carte qu’il dessine en avançant, à la surface d’une mer qui, comme disait Melville, « dépasse la terre ».

 

            Béring, bibliquement prénommé Vitus Jonassen, se fait annoncer par une odeur mêlée de hareng, de genièvre de Schiedam, de tabac blond mais amer. A-t-il inventé « son » détroit, que la rumeur dit « hypothétique » ? Le voilà parti vérifier, fasciné par le récit d’un père Jésuite dont le « séjour chez les indigènes amérindiens » a tout de l’ « invasion ». Découvrira-t-il, à rebours d’une « société prédatrice », le « bon sauvage » de Diderot et de Rousseau sans avoir pu lire leurs ouvrages ? « Nous entrons dans l’innommable », lancera-t-il à Maelström, son second.

 

            Invité par Pierre le Grand à Saint Petersbourg alors en chantier, le Danois qu’il est veut armer un navire avec l’aide des Russes, tout en restant le maître à bord. Il écrit à son Hildegarde : « Nous serons réunis comme la terre d’Amérique et de Sibérie l’ont été ». Il ne rencontra pas Son Altesse impériale mais retrouva dans sa bibliothèque Alexandre de Macédoine, qui avait passionné son enfance. Des bulles dans le compas de route feront-elles virer l’expédition dans la perdition ? Le suspense navigue entre Typhon de Conrad et Mont analogue de Daumal. Le compas remplacé, un changement d’angle permettra-t-il de rencontrer l’indigène supposé bon ? « Dès la fin du printemps 1728 », l’expédition mit le cap « vers les îles Ignaluk, terres inconnues et innommées du chaos primitif ». Une gorgée de genièvre et on y est déjà. « Terre ! ». Une île, comme dans Jules Verne ou Tintin. Hyperboréenne, comme dans Hésiode et Pindare.

 

            Le Grand Aigle de Mercator ouvre ses ailes. Mysticisme ? Ou « Hystérie boréale saisonnière, connue des habitants du royaume de Tulé » ? Ou est-ce le Hollandais volant qui plane ? Hildegarde joue les Pénélope dans « un parfum de religiosité », reprend parmi des contes pour enfants le volume des récits de son Ulysse, avant de sombrer dans le silence. Le marquis Roland Barin de la Glissonnière veut s’assurer, par « amitié spontanée » et « fraternité intuitive », que le « marin perdu » est « toujours en vie ». Ici intervient « l’épopée canadienne » de Bougainville et, en dépit de récits d’horreurs commises par les colons, la confiance en un « nouveau monde à la fois rédempteur et fécondateur des blessures de l’ancien ». Mais le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot nous avertit de « l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ».

 

            Livres, manuscrits, poèmes se recouvrent, se dérobent. « La mort de l’un assure le pain de l’autre », en ce récit palimpseste où Béring (ou Martin Saint Hilaire, ou Jonas, ou le capitaine Cook, ou La Pérouse) « ne peut vivre qu’à travers la mort de ses confidents et leur devoir, tour à tour, l’aliment de sa survie ». Tel le lecteur, tel l’auteur, l’un doublant l’autre. Sur son épave, « un conteur anonyme » sent « sa mort approcher ». Avec leurs noms glorieux, navires et aventures s’évanouissent des esprits —de combien de marins, combien de commandeurs ?— Entre Eurasie et Amériques, il est plus que jamais difficile de comparer le détroit à l’espace chargé d’électricité créatrice qui sépare, dans la fresque de la Sixtine, le doigt d’Adam de celui de Dieu. Et les unit (le courant circule dans les deux sens, comme les Lumières en un éclair). Les continents à la dérive (en perdition ?) n’échangeront-ils que des tirs de missiles ? « On servit le fromage et les alcools, parmi lesquels fut préféré, ad libitum, le fameux xérès de l’Irlandais Timothy O’Neale, servi dans une bouteille au col étroit. "Personne n’est parfait", ironisa Cook, en bon Anglais ».

 

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