La Cavalière, Nathalie Quintane (1) par Christian Prigent

Les Parutions

17 nov.
2021

La Cavalière, Nathalie Quintane (1) par Christian Prigent

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La Cavalière, Nathalie Quintane (1)

FICTION  /  FICTION

 

 

Dans La Cavalière (P.O.L, 2021), Nathalie Quintane déclare : « je ne m’occupe pas de fiction ». L’ouvrage concerné, au contraire d’autres de la même plume, n’est en effet pas une fiction (un poème, un roman)[1].

Mais qu’il ait fallu à l’auteure écrire cette phrase la fait résonner aussi comme un programme : « la fiction, suffit ! »

Fiction, en régime polémique, c’est « imagination », « subjectivité », « esthétisme ». C’est mal. S’y oppose le « réel »  : les « choses vraies », les conditions objectives de la vie, les faits socio-politiques.

Vieille scie : les penseurs responsables contre les poètes frivoles. Isidore de Séville (vers 600) : « choses vraies, qui ont eu lieu », plutôt que « contes mensongers ». La Vie des pères (1240) : « Laissez Cligès et Perceval / Et les romans de vanité »). Jusqu’au Proletkult « réaliste socialiste » des années 1920/1930. Eternel retour.[2]

On ne gagne rien à reprendre ce refrain. Seul l’ennemi gagne — qui aime qu’on réduise au plus pauvre les enjeux du fait d’écrire.

Fiction n’est pas féérie gratuite, fantaisie ornementale, spéculation fumeuse, fables pour de rire, romanesque pour gondoles. Mais veut dire : formation verbale de mondes re-configurés. Et opposables (comme des droits) au monde configuré par la langue cadavéreuse, le pragma des échanges quotidiens,  l’idéologie volubile et impérative, la parole du pouvoir.

L’utopie de Thélème, les voyages de Cyrano ou de Swift, l’aventure de Robinson sont des fictions.  Ce ne sont pas pour autant des délires. Plutôt des opérateurs (des logiciels) d’analyse politique, des hypothèses (au sens mathématique) d’interprétation du monde. Et (par le vecteur de l’allégorie) des outils critiques pour comprendre la réalité culturelle et politique. D’où que la question est toujours celle desdits outils : la langue, ravivée par les dispositifs formels qu’elle travaille. Ce qu’elle façonne de neuf à partir du réel vécu, pensé, imaginé.

Autrement dit : fiction ne s’oppose pas à réel. Car ce face à face de chiens de faïence oublie la question de la représentation — qui est l’espace où agit, en propre, l’écrit. Le sérieux est risible, en littérature, s’il ne sait pas que c’est de représentations qu’écrire s’occupe. C’est-à-dire si celui qui écrit ne sait pas ce qu’il fait. Et, ne le sachant pas, ne se sent plus pisser ses clichés moralistes, sa  bonne conscience protestataire, ses appels à prier au pied de la vraie croix du réel, ses soutiens à des chœurs militants qui n’en ont de toutes façons que faire. 

En littérature (en art), le « réel » ne s’avère pas lui-même (sous l’autorité de « l’expérience » et par on ne sait quel miracle de conversion en significations liées). Il ne s’avère que par les moyens symboliques qui le représentent. Il ne fait effet que mesuré à la plus ou moins grande adéquation de ces moyens à l’expérience innommée qui poussa l’écrivain à s’affronter à lui.

 

*

 

« Mes amis poètes, dit encore l’auteure, […] enquêtent [sur les « institutions » — familiales, scolaires…] afin d’en révéler les traits saillants ».

Faisant cela, la poésie n’a rien de spécifique. Elle ne sert à rien : elle renonce (pour des raisons morales) à son rôle. De ce rôle, on sait peu. Mais on sait au moins, par l’expérience de la bibliothèque, qu’il n’est pas que celui qu’ainsi on lui assigne.

Mener des « enquêtes » (socio-politiques) « probes », poser que sans elles nul ne saurait avoir droit à la parole, « populariser » leurs résultats dans des textes — mes camarades maoïstes des années 1970, en avaient plein la bouche.

Les minables poètes « petits-bourgeois » en prenaient pour leur grade : ils n’exprimaient que les sentiments de leur « classe arriérée », les manies (sexuelles, entre autres) de leur vieux monde. Ils ne servaient pas le peuple[3].

On a vu ce qu’il en était : à ces militants, le pathos moral servait au bout du compte surtout à ne rien comprendre à quelque effort de vérité que ce soit. Pas seulement, on l’a douloureusement su, aux petites vérités du travail artistique.

C’est que reste toujours la question de savoir comment, après l’enquête, se compose l’écrit, quelle forme il invente — la forme juste de son rapport à la vérité de l’expérience et la forme efficace de l’impact qu’elle prétend avoir, sur qui, et pour quoi faire. Sachant que de rien changer aux formes c’est toujours accepter que les contenus ne changent guère non plus.

C’est que faire « littérature », c’est faire autre chose qu’énoncer de la pensée jouée d’avance. Ce n’est pas répéter des thèses, échanger des informations, partager quelques affects (déplorations, colères), rechercher une connivence idéologique, faire à qui on s’adresse quelques aimables signes de reconnaissance. Ça n’a rien à voir avec un programme déclaratif, réalisé par des moyens formels dont le mieux serait qu’on ne les voie pas trop ou même qu’ils soient si discrets qu’on puisse faire comme si, de souci formel, il n’y en avait pas eu du tout. C’est avancer dans l’ouvert, sans but, en prenant le risque de l’apparition d’une jouissance imprévue — la jouissance intellectuelle et sensible que l’ostentation des moyens (une forme inouïe, exorbitante et résistante) par elle-même procure à celui qui lit. Et qui seule, parce qu’elle se dépense gratuitement, change vraiment quelque chose : ouvre à d’autres possibilités d’éprouver le monde et invite du même coup à le vivre autrement — entre autres politiquement.

Cette jouissance est l’apanage de l’art. Sans elle, d’art, il n’y en a pas : rien que des chromos, des tracts et des catéchismes. Mais on peut évidemment décider que, de l’art, on n’a rien à foutre. Ce qui évidemment se justifie sans peine, vu le RIEN que l’art (la littérature, la poésie) le plus souvent est. Raison de plus pour essayer, quand on écrit, de faire qu’il soit quand même un peu plus que ce néant dont se goberge au fil des jours la vie littéraire.

 

 

[1] Livre par ailleurs très intéressant. Dont on partage avec joie les attendus politiques. Que l’on aime voir retraverser les années 1970 et leurs luttes contre la restauration politique alors en cours. Que l’on remercie d’en tirer cette leçon optimiste : il n’y a rien, politiquement, à céder ; ce n’est pas vrai qu’il n’y ait pas d’alternative. Auquel on peut aussi envier son écriture frontale, directe, « parlée » goguenarde, balancée à la gueule — sans le filtre de LA littérature (sa façon d’exfiltrer de LA LITTERATURE une sorte, quand même, de littérature).

[2]Avatar récent : plutôt que des obscurités formalistes pour happy few, écrivez pour une fois des poèmes « intéressants » : pas chichiteux, non prise de tête, démocratiques, en prise directe avec les justes luttes (écologiques, par exemple). 

[3] Voir Jean-Pierre Verheggen Le Degré Zorro de l’écriture, Christian Bourgois, Collection TXT, 1978.

 

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