Les Fleurs de Victor Hugo par Lionel Bourg

Les Parutions

21 mars
2020

Les Fleurs de Victor Hugo par Lionel Bourg

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Les Fleurs de Victor Hugo

On ne fréquente plus guère Victor Hugo. 

Trop colossal. Trop monstrueux ou, il avait à ce propos plusieurs fois renvoyé la domesticité littéraire à sa petitesse, d’un « mauvais goût » trop affirmé, beaucoup trop encombrant, trop titanesque enfin pour nos frêles épaules, nous en subissons l’emprise après avoir fait mine de l’étudier, répétant à notre tour le mot d’André Gide, hélashélas, de sorte qu’écrasés par ses milliers d’alexandrins, ployés sous le fardeau d’une prose à laquelle nul n’adhère plus que de façon dubitative, il est devenu de bon ton, l’incendie de Notre-Dame lui vaudrait-il un surcroît de popularité, de le réduire aux dimensions étroites qui sont les nôtres : ne l’admirant qu’avec la pointe d’ironie des experts, nous avons contracté l’habitude de ne priser chez lui qu’un art d’être grand-père auquel, il faut raison garder, nous soustrayons tout de même la présence incongrue de « grands loups moroses ». 

Bien sûr, on s’aveugle. Il est donc heureux que la récente réédition des Fleurs, texte à l’origine destiné à la troisième partie des Misérables mais que son auteur, lequel avait en vue la composition d’un ouvrage consacré à l’âme, retira du manuscrit initial, vienne offrir au public la possibilité de découvrir ou de redécouvrir peut-être, l’extraordinaire écrivain que fut cette espèce de mage, d’ogre et de visionnaire aujourd’hui nimbé d’une gloire qui l’offusque de sa fallacieuse clarté. 

Les « fleurs », ce sont des prostituées. Elles se baptisent de noms délicats, Bleuet, Rose, Gentiane, Garance, Violette, afin de se donner à des amants qu’elles choisissent au hasard des arrestations, se vouant à ces voleurs, ces assassins, ces truands et ces maquereaux qu’elles ne reverront jamais parfois, si bien qu’elles expriment au sein de la plus abjecte misère une bonté que seuls éprouvent réellement les humbles ou ces saintes du ruisseau grâce à qui « le nocturne canal Saint-Martin, où le chourineur pousse le passant d’un coup de coude en lui arrachant sa montre, traverse le Tendre et vient se jeter dans le Lignon ».

Tout Hugo se tient là. Or, quelle que soit la portée sensible de ses élans si souvent fraternels, il réside aussi par le dédale d’une langue que rien n’arrête, ni les scories, ni les gemmes, ni les audacieuses accumulations de termes empruntés aux différents registres de la connaissance, laquelle, scientifique, mathématique, médicale, nourrit les pages exceptionnelles écrites à Guernesey, poèmes, romans, notes ou considérations philosophiques dont l’intensité s’empare aussitôt du lecteur. Il en va ainsi du Promontoire du songe, de Post-scriptum de ma vie, de L’utilité du beauet ce ces Fleurs où l’inlassable forgeron des rêves, que l’on regrette cependant, ici comme ailleurs, entendre chanter au mépris de Jean-Jacques les vertus de la propriété, bat le fer puisque, chez lui, le métal qu’il martèle semble éternellement chaud. Toujours est-il qu’il frappe rudement les touches de son orgue, que sa voix s’enfle, véhémente tour à tour et paisible au moment de conclure ou presque ces chapitres détachés du roman dont la malheureuse Fantine demeure la plus touchante héroïne : « Nous n’avons pas la notion de la responsabilité de l’abîme », suggère-t-il, ajoutant que « nous ne savons comment nous y prendre pour dire au gouffre : tu es injuste. Nous n’avons rien à voir aux mauvaises actions de l’immensité. » S’il plaide alors non-coupable, le proscrit ne défend pas sa propre cause mais, avec une tendresse, une compassion inouïes, Henri Scepi le souligne au cours de son introduction, celle de ces pâquerettes, ces marguerites, ces lilas ou ces jonquilles, ces pervenches flétries qui maculent bas et jupons à force d’arpenter les trottoirs ou de marcher dans la boue des caniveaux. 

Pas davantage en ces quelques feuillets qu’au fil des Contemplations, des Travailleurs de la mer et du fabuleux William Shakespeare de 1864, Victor Hugo ne se laisse enfermer dans les multiples caricatures auxquelles, par jeu, par défi, lui-même prêta quelquefois la main. Il s’y avère toute simplicité, toute démesure, le trait juste, la pitié contagieuse. On comprend mieux du coup, malgré les sarcasmes de gens que l’on aime, Jules Vallès, Paul Lafargue, pourquoi la foule parisienne salua son cercueil lorsque le corbillard des pauvres, escorté par des dignitaires qui essuyaient encore sur les drapeaux en berne leurs doigts tachés du sang des communards, le conduisit à son ultime exil : Gavroche n’applaudissait pas plus le pair de France qu’un bourgeois louis-philippard.

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