RIEN(S) de Yannick Torlini par François Huglo

Les Parutions

12 oct.
2015

RIEN(S) de Yannick Torlini par François Huglo

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     La mise entre parenthèses du s dans le titre ressemble à celle du a dans Camar(a)de (Isabelle Sauvage, 2014). Le s de sujet, de signifiant/signifié, de sens, le signe du pluriel qui est aussi l’initiale de singulier, est isolé du rien comme le a (la vie, à la recherche de solidarités, de camaraderies) l’est de la mort (camarde) qui le prend en tenaille. La camarde est néant, le rien est mortifère, les deux mots disent la vacuité ambiante. La grouillante individualité du s est circonscrite (qu’on pense à Un roi à New York de Chaplin : liberté de circuler ? « Seulement avec un passeport ! »), tenue en respect, à distance, « chacun pris dans son enfer personnel, ses cuisines personnelles », par une « ligne comportementale que / l’on nous impose à coups de syntaxe ». Servitude volontaire ? Chacun est tenaillé, mais tenaille : « ce rien que nous entretenons » (tenons entre… nos mains ?) est lui-même pris entre parenthèses : « ce tiraillement d’exister en ( ) pièces détachées ».

      Il y a pression dans les deux sens : on nous (op)presse (économie et politique du citron pressé) mais « nous crevons ce rien comme l’abcès de nos existences ». Nous déplaçant (comme des parenthèses) entre tout ce à quoi nous sommes tenus, nous tenons debout. Nous avons marché (Al Dante, 2014) s’attachait à cet équilibre instable, mobile, vertigineux. Citons cet autre titre : Tu voudrais ton corps avancer (Derrière la salle de bains, 2015).

       Parenthèses, époques : l’eau croupie, l’eau de vaisselle, où nous baignons. La « cuisine de l’enfer » qui nous mitonne et où nous officions. L’ « ici généralisé ». Pourtant, il y a quelque chose d’intempestif dans cet éc-rire, cet ec-sister, cet a de la vie tenaillée, ce s rejeté en marge du rien triomphant. Yannick Torlini, né en 1988, et ses amis du collectif Tapages (Jean-Marc Proust, Laura Vasquez…) ont conscience de venir à la fois trop tard et trop tôt : « Tapages, c’est les attardés de l’avant-garde », peut-on lire sur ce site. À contre-courant du reflux. On pense à Tarkos : « Je suis l’avant-garde en 1997 ». Sur Youtube, des vidéos montrent Yannick Torlini lisant, l’écrit tenu à bout de bras, moins archive que programme. Comme tiré par son projectile, le poète court : le vieux monde est derrière lui. Toujours devant, Gherashim Luca, le poète de la voix : ontologie et érotisme. Ce titre de Yannick Torlini (L’Harmattan, 2011) nous ramène à Tapages : « ceux qui pensent que le poème est un corps en action », ceux qui (re)nouent les liens entre corps, voix, langue, et « activisme au quotidien ».

      Tenu entre parenthèses, baignant dans une époque, le vivant (a), le sujet (s) tient « la tête hors de l’eau », maintient « le oui dans le non ». Il y a, chez Torlini, un vitalisme quasi bergsonien, ou du moins un élan créateur : la « langue douloureuse » à « trouer dans chaque matin » est aussi à trouver, « je / t’invente bloquée dans ma réinvention perpétuelle (je n’arrête pas ton geste) ». L’existence qui s’écrit ne se réduit pas, comme dans l’expérience de la Nausée, à une « espèce de souffrance moche ». La page où des flèches raturent obliquement les lignes du texte peut être lue (vue) comme un poème visuel ou spatial, de même que le vis-à-vis de pages où, comme pour figurer le battement du cœur, des flèches d’un côté rayonnent à partir de « circule », et de l’autre se concentrent sur un vide, mais cette impression est vite emportée : mots, parenthèses, flèches, espaces, ne tiennent pas dans la page, la débordent, sont pris dans un flux, parole cisaillée, vocalité intermittente, obstinément (re)prise et (re)donnée. Même la ligne aussi plate qu’un encéphalogramme ou électrocardiogramme terminal est discontinue, interrompue par des mots : « (creuser toujours) », « chercher », « le sens », « dans », « tous les sens » (…), « ne jamais arrêter », « (passer la malangue) », « passer ». Et la ligne plate devient double flèche. Vers plus l’infini et moins l’infini ? Sur cet axe horizontal (temps ? espace ?) que couperont les parenthèses (corps, livres, voix) déplaçant les possibles qu'elle invente, la poésie (celle de Torlini n’est pas morte —« camarde »—, elle n’est pas « rien ») joue serré.

 

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