1968/2018 = 1/2 de siècle & Julien Blaine = 3/4 de siècle par François Huglo

Les Parutions

17 avril
2018

1968/2018 = 1/2 de siècle & Julien Blaine = 3/4 de siècle par François Huglo

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            Compter 75 ans dont 50 depuis 1968, c’est faire de cette année un nouveau point de départ, une sorte d’an 01, et pourtant « les événements » (happenings ?) de mai-juin avaient commencé avant, pour Julien Blaine qui ne commémore pas comme on fermerait un livre affichant les millésimes 1968 et 2018 en première et en quatrième de couverture. Et ils ont continué après. Le catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition de mai 2018 à la galerie Jean-François Meyer à Marseille, et qui s’ouvre avec un texte commandé par la revue du Québec Inter, « The big trouille Made in France », rassemble une doc, pas des pièces de musée.

 

            Dès 1967, Julien Blaine et ses amis poètes dont Adriano Spatola, artistes comme Claudio Parmiggiani, « et avec l’accord d’un maire fort sympathique et quelque peu différent », se sont donné rendez-vous à Fiumalbo, ont occupé ce village. Ni sauveur suprême, ni tribun, ni Lider Maximo, ni Grand Timonier : des paroles sur les murs, des rencontres permettant à chacun de « faire le point de sa progression relativement aux autres » et de repartir « plus fort vers sa zone d’origine ». Ni meneur de masses par le bout du nez, ni chef ni peuple (l’un ne va pas sans l’autre) : « il s’agissait rien de moins que de la mise en évidence, collectivement, de tout ce que nous prônions individuellement, de tout ce que nous affirmions dans nos pratiques artistiques, dans nos revues, dans nos échanges ». Donner du jeu, inviter à entrer dans le jeu : « Les habitants de ce village étaient nos interlocuteurs privilégiés, lecteurs enfin actifs ». Donner de la marge : une « expérience » qui demain « sera la révolution », un « monde parallèle qui deviendra le monde entier ». Donner du champ : le lecteur (chacun) pourra « expérimenter, faire une démarche réellement scientifique ». Donner, (re)prendre Duchamp, ce Satrape d’une ‘Pataphysique définie par Jarry comme « science des solutions imaginaires » et particulières, des exceptions et des équivalences. Donner, (re)prendre Ducasse, quand Blaine écrit : « Ce que nous voulons c’est que tout le monde soit poète ». Il ne s’agissait surtout pas de « faire présence en signant une œuvre, il n’y avait pas d’affiche à flatter les égos (…). L’utopie (ce mot dont je me suis toujours méfié, tant il inclut l’idée de l’impossible) devenait réalité ». Thélème partout.

 

            Le « manifeste sous forme d’idéogrammes » distribué à 300 000 exemplaires dans les manifs en mai 1968 figure ce partage entre des libertés égales par des flux de globules rouges et noirs occupant un espace d’abord restreint (en haut à gauche), puis central et plus étendu, repoussés en marge, disparaissant, reparaissant isolés pour être divisés par des ciseaux « Fric !! » et « Flic !! ». Mais la scission d’un globule en génère d’autres, qui peuvent fusionner en un cercle rouge, un soleil levant, formant point d’interrogation sous une spirale bleu-blanc-rouge qui peut rappeler la gidouille d’Ubu. La déchirure dentée (en bec de shadock) s’élargit sous les coups de boutoir d’un bélier gris, denté de même, cerné de bleu. L’esperluette noire sur bande blanche espère unir la bande rouge qui la précède avec l’esperluette rouge sur fond rouge de la page suivante, et cette seconde esperluette tourne vers la page précédente la juxtaposition du rouge et du noir sur deux pages qui ressemblent aux deux drapeaux chers à Louise Michel. Poème spatialiste, bande dessinée, action politique ? Les trois à la fois. Ce n’est pas ici que les « révolutionnaires » excluent les « artistes ».

 

            En mai 1969, au théâtre du Vieux Colombier, « des séances de rattrapage après l’échec de notre mouvement de mai 1968 » renouent avec le cri d’Artaud en 1947 choisissant le théâtre, ce théâtre, pour ébranler les « structures de la communication ». Elles « n’ont pas réellement changé ». Pendant 36 heures, nuit et jour, ce lieu ouvert à la « liberté de parole » est devenu, par là-même, « le terrain de l’action collective permanente ». La même année, selon Christiane Duparc qui rendait compte de la « biennale des jeunes » organisée par le Musée de la Ville de Paris, le Musée national d’Art moderne, et le Musée Galleria, « pendant le vernissage, on vit un quarteron d’officiers, qui portaient avec raideur l’uniforme des principaux pays fascistes actuels, inaugurer l’exposition en applaudissant bruyamment les œuvres : il s’agissait en fait de contestataires pour qui la Biennale, instrument d’un pouvoir lénifiant, a pour seule mission de canaliser la créativité des artistes sur le terrain inoffensif des institutions bourgeoises ». Page était le général espagnol, Camus le portugais, Hublin le grec, et Blaine le brésilien.

 

            En 1969 ou 1970, les mêmes « éveilleurs de jour & de nuit » ont diffusé un tract où le largage d’un mannequin au Pont au Double, dans le Quartier Latin, provoquait un attroupement puis l’intervention de 30 policiers en uniforme et d’une vedette de la brigade fluviale : « Où est la comédie ? Qui se donne en spectacle ? Les flics ou le pantin ? Le pouvoir ou le fantoche ? »

 

            En 1971, le CRAPUL (Comité Révolutionnaire d’Action Par un Langage) organisait un « raid sur les immeubles de grand standing », invitant (entre autres) leurs locataires à s’essuyer les pieds sur la silhouette du président-général, imprimée au pochoir sur leurs paillassons. En 1972, les «éveilleurs » changeaient, sur les panneaux indicateurs le nom de Clermont dans l’Oise par « révolution ». Fantômas ? Mais chacun peut devenir Fantômas !

 

            De mars 1972 à novembre 1975 paraît Géranonymo. Parallèlement et pendant un an, en 1975, Julien Blaine publie dans Libération, sous le titre de rubrique « Vrai Art Nouveau », les récits de perruques. « Ce quotidien mis en exergue, démontré en tant que vie-art, doit être, autant que faire se peut, unique. Les petites astuces individuelles c’est bien ; l’unique c’est mieux (…). Tout quotidien bien vécu est remarquable, tout quotidien mis en exergue est art. C’est une définition ».

 

            En 1990, « après 18 ans de bons et loyaux services au Provençal, Christian Poitevin abandonne le groupe dont il était le directeur général adjoint, et sa régie publicitaire dont il était le PDG ». En 2001, il démissionne de son poste d’adjoint au maire de Marseille chargé de la culture juste après les prises de position de Robert Vigouroux en faveur d’Edouard Balladur. « Nous avons réussi à imaginer une culture qui faisait cohabiter le rap et l’art contemporain sans hiérarchiser les publics. Nous avons aussi su réconcilier les marges, je veux dire les artistes, et l’institution. Marseille respirait dans un espace de gauche (…). Aujourd’hui, le cynisme est synonyme d’intelligence et la sincérité synonyme de connerie. Je m’insurge violemment contre cette idée (…) : la politique, ce n’est pas forcément pourri ».

 

            2018 : « ½ siècle après », Blaine comprend « comment nous avons attrapé comme le bas-clergé du XVIIe des morpions, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac et de pire en pire Sarkozy, Hollande, Macron et le pire du pire n’est pas à son comble ! Il n’y a qu’à imaginer ce que nous vivrions sous la Marine (Le Pen) ou le Jean-Luc (Mélenchon) ».

 

            1968 : sida inexistant, effacement des monothéistes, discrétion de l’extrême droite et des riches, forêts pleines d’oiseaux, villages festifs, quartiers populaires. Depuis, ont prospéré l’extrême droite, les fanatismes religieux, les flics, les vidéos de surveillance, les particules fines, les parachutes en or, les « amas d’immeubles gris autour d’un centre commercial », le harcèlement et les agressions sexuelles, les lois liberticides. « Plus de comités révolutionnaires mais des tendances dans les partis archaïques ou désuets tantôt proclamés de droite tantôt dits de gauche ». Et des écrivains qui ne désirent plus « que passer à la télé », des artistes qui ne veulent « qu’être intégrés dans le marché de l’art made in america ou contrôlé chez les oligarques russes ou les milliardaires chinois ». Que s’est-il passé ? « Nous n’avons pas vu que notre prise de liberté pour l’offrir à toutes & tous terroriserait le bon peuple. Il ne voulait, désormais, qu’être protégé, sécurisé ». Et « consommer à tout berzingue », du spectacle surtout : « s’abrutir nuit et jour devant la télé ». C’est « la Trouille bleue du bon peuple françois » qui « a permis aux grands industriels, aux grands commerçants, aux immenses politicards à leur service de commettre les pires saloperies ». De la servitude volontaire : « l’ordure vient de tous ceux qui parmi nous croient / que dans la vie il n’y a que l’argent qui compte / que dans la vie il n’y a que le pouvoir qui compte », écrit Nanni Balestrini dans une ballade citée en postface. « Pourquoi ne sommes-nous pas convaincus que nettoyer le monde des ordures / est un devoir qui dépend uniquement de nous-mêmes ? on ne le ferait pas une fois pour toutes / mais très important est de bien commencer ». Pas de grand soir. Pas d’homme nouveau. Ce ne sera jamais qu’un début.

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