Celebrity cafe #06 par François Huglo
Un inédit de taille plus importante que le nez de Cléopâtre : la pièce de Raoul Vaneigem qui a rendu possible sa rencontre de Guy Debord, à qui Henri Lefebvre lui avait conseillé d’écrire en vue d’une publication. Sans cette rencontre, toute la face du situationnisme aurait changé. Plus que jamais en ce n°6, Celebrity cafe est la revue des possibles, antidote à l’ad nauseam. La revue de ce qui devient possible, l’avant-garde n’étant « que la prise en compte des technologies au fur et à mesure qu’elles apparaissent par les poètes et les artistes », comme l’écrit Jacques Donguy dans son éditorial. Plus loin : « Il n’est de créativité que d’avant-garde ».
Sur quatre pages d’Antonin Artaud, extraites des Cahiers d’Ivry (1948), graphies et dessins sont « traités sur le même plan ». Un texte inédit de Raoul Hausmann (fonds Henri Chopin, 1965) marque, selon Donguy, « le début de la conquête spatiale, avec le survol de la lune par une sonde russe qui prend des photos, et aussi les premières centrales atomiques ». En des « fragments pour une poétique (suivis de quatre poèmes à parfaire) », Raoul Vaneigem se veut « le point final de l’individualisme ». Citant Marx et Ducasse, il oppose « la vie quotidienne » à l’ « illusoire Totalité » mallarméenne, et veut « désamorcer le hasard par les possibles », en exigeant « des poètes futurs qu’ils DÉFINISSENT l’humain en RÉALISANT l’homme à travers les possibles ». Car « c’est l’action qui s’intègre au Poème Intégral, devient poétique ». Poèmes jetables ? « Pour une avant-garde perpétuelle : ne rien créer qui ne se détruise et ne se résorbe dans un mieux », afin de « redécouvrir la main de l’homme dans l’objet qui change ». L’exécution des « quatre poèmes à parfaire » exige trois écrans pour « la projection des séquences filmées ou images mobiles », et un quatrième pour « les phrases ou images fixes (Procédé d’Abel Gance) ». L’humour frappe fort : voici « un cortège d’anciens combattants munis de hochets », des « porcs contemplatifs », un homme qui « rampe dans la boue. Autour de lui, des flics s’esclaffent ». Topor ? Magritte ? « Un piano dont les touches blanches sont des doigts ». Mais « De notre sang / Jaillit le monde ».
Eduardo Kac rend possible un « art par satellite », dont il s’entretient avec l’artiste coréen Nam June Paic, « inventeur de l’art vidéo », qui « efface les distinctions entre télécommunications et arts visuels ; entre formes anciennes et formes électroniques ; entre art populaire et art élitiste ; entre design et beaux arts », et considère « les pyramides égyptiennes » comme « le premier exemple d’une combinaison entre grand art et techniques ». De Laurie Anderson aux Beatles, un pont est jeté entre « culture populaire » et « culture élitiste ».
Pour Gérard-Georges Lemaire , ABRACadAdA de Jean-François Bory est à la fois « le comble de l’avant-garde » et « le comble de la dérision des avant-gardes », que ce « Gavroche de la noble poésie ultramoderne » qualifie au début « de dogmes et de dictatures ». Un Gavroche « toujours très pressé » : Bory écrira plus loin qu’il a « toujours pensé (sa) vie comme un instant très bref dans une chose immortelle. Pressé de finir un livre pour en commencer un autre, haletant toujours, déjà dans le prochain texte ». Mais ABRACADADA fait exception, remanié de 1978 à 2023. Une joaillerie de 33 pages brille sur fond noir.
Quatre poèmes d’Augusto Campos ouvrent une secton « Poésie numérique », et précèdent le portrait numérique en 3 D de Jacques Donguy par Philippe Boisnard annoncé en couverture, « œuvre générative en temps réel, avec Intelligence Artificielle » qui, dira Boisnard, ouvre « au-delà du temps » la « possibilité d’un Jacques Donguy qui parlerait », alors que selon Platon l’écriture et la peinture figent la pensée et le portrait. Le modèle fut l’IADOLL de Beb-Deum, personnage de BD en interaction avec le spectateur. « Ainsi parlera Jacques Donguy » : la « zone numérique » marque « la fin de l’inscription », de « la sacralisation du texte ». Le duplicata de l’humain « n’est pas seulement un avatar, c’est une extension des possibles de sa propre expression ». Et si « la mortalité est une notion organique et biologique, le duplicata numérique que je suis ne subit pas ce genre de variation ».
Invités, Hélène Defilippi et Made in Eric partagent un « tête à tête de hauts » tatoués sur le crâne rasé, Bernard Bousquet réalise pour un « livre unique » les photographies de MONsTRER, « performance majeure de BIño SAuitzvy & Thomas Laroppe ». Une section « Nönude libre » réunit, photographiés par Bernard Bousquet à l’Enseigne des Ondin, Céline Paul, Hélène Defilippi, et Thomas Laroppe. Sarah Cassent rend hommage à Pierre Molinier, dont des photographies figurent sur le mur, et s’entretient avec Diamantino Quintas sur « Peau Photo », révélations de photographies et de photogrammes sur la peau de Céline Paul et sur la sienne.
« Adsum », d’Eduardo Kac, « une œuvre d’art sur la lune », a fait l’objet d’un film documentaire de Virgile Novarina et d’un article de Jacques Donguy. Simone Osthhoff s’entretient avec Kac de cette « poésie pour les homo spaciens », mêlant « la poésie expérimentale faite entièrement de signes visuels à une vision culturelle pour la NewSpace ».
Dans une section « Musiques expérimentales » », Jacques Donguy présente Alvin Lucier comme un « poète des sons », dans sa pièce pour 2 magnétophones et 2 systèmes d’amplification « IAM SITTING IN A ROOM », jouée en l’église St Merry à Paris en 2018. En une performance filmée, Cassandra Felgueiras et David Benzezon mettent en jeu leur corps et trois instruments de musique à transmission solidienne, pour un partage de caisses de résonnance. Chris Korda, artiste multimedia et militante transgenre, s’entretient avec Alexandre Breton sur la possibilité « d’utiliser la technologie pour rendre l’art encore plus problématique ». Elle répond à Musk, à Bezos, et autres « Pharaons modernes », que « nous n’allons nulle part » et qu’ « il n’y a pas d’échappatoire, pas de salut ni autre plan B. Pour qu’il y ait un putain de futur, nous devons nous battre contre tout ce qui nous fait croire le contraire. C’est encore possible ». Frédéric Acquaviva échange, dans un café parisien, avec Jacques Donguy, sur « Séminal », qui réunit « une masse de notes », chaque participant en ayant donné une seule. Le traitement des sons réalise une polyphonie des époques, de la préhistoire à l’informatique, en passant par l’Antiquité grecque et le baroque. On entend Jean-François Bory au bol japonais, Joël Hubaut au pipeau, Jean-Luc Parant à la guitare, la chanteuse de l’ex-groupe punk Crass, Eve Libertine, avec un appeau, et « des compositeurs amis », créant un territoire « entre le vivant et l’inanimé, le son et le sens, l’humain et la machine, le cérébral et l’organique, composé d’éléments disparates et cependant reliés entre eux ». Telles, les sections de ce numéro, que closent des « éphémérides ».
Eh oui, cher Leibnitz, le « meilleur » naît du « possible »… mais au forceps !