Il faut que je te parle de Claire Dumay par François Huglo

Les Parutions

07 févr.
2023

Il faut que je te parle de Claire Dumay par François Huglo

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Il faut que je te parle de Claire Dumay

 

            Oxymore ? Père modèle et « fondateur », maladie d’Alzheimer. Modèle lui-même copié d’un modèle : son visage « se superpose à celui d’un grand-père, d’un pasteur au faciès de Dieu. Un veilleur, une conscience, un juge, la foi incarnée. Une figure qui édifie et anéantit ». De mimétisme en mimétisme, la fille est « allée jusqu’à peindre (sa) vie en trompe-l’œil pour la rendre conforme » à celle de son père. Elle a « retouché, superposé les couches. Et puis un jour vient où tout s’écaille ».

 

            L’autorité vacille, est acculée à « pactiser avec le néant ». Lui, « l’homme exclusif du discours. Ombrageux, grave, la mâchoire raide. Claire, il faut que je te parle ». Elle, dans l’un de ces Ehpad « confinés avant tous les autres, déconfinés après tous les autres », immensément frustrée de ne pouvoir le voir, l’entendre, « de ne pas lui dire ce qui était à dire et qui s’évanouirait au moment du face-à-face ». Elle, longtemps rétive au « il faut » sacralisant le « je te parle ». Sevrée, depuis, de cette parole ? Renouant, pourtant, seule désormais à « dire pour tasser, pacifier, réconcilier les contours ». Car il s’agit bien de dessin relayant la peinture écaillée, cernant sans débordement lyrique ou spéculatif à la fois le détail concret d’une relation et ce qu’elle porte d’universel.

 

            Le « chemin mimétique » désire l’osmose, autre nom de la foi et de l’enfance. « Je trouve qu’il serait plus accordé à moi qu’à ma mère ». La maladie ouvre une brèche : « Je suis définitivement veuve de mon enfance. J’essaie de prier. Ma voix demeure muette ». Déjà un désir inverse refusait « la dictature de la manne », quittait « la couche incestueuse » : désir de « retrouver la femme vierge », de « liquider la collection » dont l’offrande était appropriation : « il dépose en moi sa petite enclave, s’y reflète, s’y perpétue. Je deviens son lieu ». Depuis, lui-même a « compris que je ne pourrai jamais devenir son double ». Elle n’a plus « la force d’ouvrir les cartons de ses prêches ».

 

            « Au commencement était le Verbe ». Mais après ? Et à la fin ? Les « paroles d’un autre âge, pures, parfaites, suffisantes », qui « résonnent dans la nef », restent « invincibles comme le roc ». Elles rejoignent les lignes du Caligula de Camus citées en exergue : « On ne peut vivre sans raison », c’est pourquoi « voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d’exister », est « insupportable », quand « perdre sa vie ne demande que du « courage ». Que reste-t-il des raisons, du sens, quand « tout ce qui autrefois était tenu, contenu par le langage, est devenu spectral » ? Quand « ne survit qu’une sorte d’animalité brute » ? Reste —il le faut— une ligne claire, pour « reformer les contours de son identité, de son humanité », tenter d’ « accéder à une petite part de ce dont il était dépositaire ». Recommencer —il le faut— à dessiner des contours, à tenir, contenir par le langage réduit à la ténuité d’une ligne, à l’intermittence d’un journal.

 

            Désormais, le « salut » est « éventré ». Le « corps ressuscité » s’efface derrière « le corps crucifié, qui exhale encore l’odeur du sang du vinaigre, du sacrifice ». La mémoire n’est plus qu’une eau dormante « dont le reflux noiera bientôt tout ». La maladie « a tout d’une profanation », d’une « trahison du ciel », promesse pourtant de la « communion que nous octroiera la mort, lorsque tous deux l’aurons investie ». L’espoir de survivre à ses parents n’est plus que « vanité ».

 

            L’idiotie du réel se dresse devant le verbe effondré : celui qui prêchait est « béatement asservi à ce qu’il voit. Oisif en permanence, mais jamais en proie à l’ennui ». Sa fille éprouve « à sa place la nostalgie de ce temps où la pensée savait encore concevoir, rythmer ses retours ». Elle lui ressemble : « carapace » apparemment solide et « fissures du dedans », et cet « opportunisme alerte » qui entretient « une aptitude étonnante au compromis ». C’est elle, à présent, qui le remet « dans le flux des vivants », le sort de l’ornière de sa bibliothèque : « On était toujours dans l’ajout, le surcroît, le remplissage de la parenthèse déjà ouverte. Une sorte de rechute permanente dans ce qui avait préexisté, et que mon père reprenait à son compte ».

 

            Mort et avant-naissance, générations, parents et « tous les autres », se fondent en un mirage de noyade où se mêlent sang et eau, dans la chaleur et le bien-être. La « rumeur marine », la « senteur iodée », nous suggèrent que le titre de Cioran De l’inconvénient d’être né pourrait traduire, plus qu’une aspiration au néant, une nostalgie de l’intra-utérin, celle d’une eau mère où tout père se perd.

 

 

 

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