Le Tombeau de Jules Renard et autres haïkus d’Ivar Ch’Vavar par François Huglo

Les Parutions

10 mai
2023

Le Tombeau de Jules Renard et autres haïkus d’Ivar Ch’Vavar par François Huglo

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Le Tombeau de Jules Renard et autres haïkus d’Ivar Ch’Vavar

            « Ch’Vavar est le nom d’une contradiction : ontologie phénoménologique, ambition épique », écrivait Pierre Vinclair dans Le chamane et les phénomènes. La première l’apparente à Laurent Albarracin, qui peut se sentir parfaitement « chez lui » dans Le Tombeau de Jules Renard qu’il préface, particulièrement bien placé pour voir dans ces « tercets autonomes » un « axe essentiel » du poète qui nous mène habituellement « du côté du poème long et narratif, du poème suivi ». L’ « ambition épique » n’est pas pour autant absente de la fragmentation formant bestiaire. L’animal est foyer au sens optique du terme : « point où convergent les rayons lumineux après réflexion ou réfraction », dit le petit Larousse qui s’impose pour accompagner un hommage à l’auteur de Poil de carotte, dédié à « la femme la plus rousse du monde ». Le poème-éclat concentre toute une cosmogonie. Épique « équi / pe de rugby » à lui seul, le cochon est à la fois « ballon ovale » et « soleil ». Le coq du clocher « au faite du monde » réverbère le silence assourdissant des espaces infinis : « il capte / les rayons et les renvoie / à s’égosiller sans voix ». La baleine « souffle dans sa flûte de Pan / le quadrille des courants ». Cosmologie où le hasard du clinamen croise la nécessité d’une harmonie : « toutes ces fourmis qui se croisent / savent parfaitement ce qu’elles font ».

 

            Laurent Albarracin rapproche la pratique ch’vavarienne de l’image de celles du Jules Renard des Histoires naturelles et de Ramon Gómez de la Serna, qui définit les gregerias par la formule « humour + métaphore ». L’animal, pour Éric Chevillard, est « une métaphore sur pattes ». Le poème se livre à un « escamotage » : il fait « s’enlever l’animal à lui-même pour le faire retomber sur ses pattes ». Prestidigitation : la taupe, prise pour une mitaine perdue, est retournée. Il en sort « quatre petites mains humaines ». Ch’Vavar et Albarracin sont deux théoriciens et praticiens de l’image qui, leur admiration pour Breton mise à part, ne peut être qualifiée de surréaliste : ni « création pure de l’esprit » (Reverdy), ni « degré d’arbitraire le plus élevé » (Breton, Manifeste de 1924). Le principe de l’image qu’Albarracin qualifie de tautologique est d’ « observer la  morphologie d’une bête » et d’ « y trouver sa raison d’être », précisément, « telle qu’elle est ». De « voir dans l’apparence d’un animal la cause de sa cohérence interne et externe », en s’aidant de la ressemblance (entre la boiterie de la cane et celle de la lavandière, panier sur la hanche) ou du contraste (entre la pudeur de l’âne dormant sans sa « forêt de cils » et la lubricité du serpent qui « lui sort du ventre »).

 

            Mais le mot image, notait Pierre Vinclair, « nous porte trop vers le visuel ». Albarracin observe qu’elle peut être provoquée par le son (la corneille « croasse », son vol est « crawl et brasse ») ou le provoquer : la lumière falote de la phalène appelle l’anagramme « potages, gestapo ». Le poulpe déclenche un enchaînement de p, dont le redoublement appelle le double b de toubib : « le poulpe perplexe me palpe / il coule sur moi ses yeux flous / puis soupire et me prend le pouls ». L’extraordinaire « faculté de visualisation » qu’Albarracin salue chez Ch’Vavar le porte à dessiner, d’un trait, la tête du lièvre : « il a une grosse lèvre / qui lui fait froncer le nez –il se peigne les oreilles ». Ou, non loin du « héron au long bec emmanché d’un long cou » de La Fontaine, l’autruche qui « bat des cils au haut de ses cuisses ». Mais la couleur n’est pas absente : « yeux jaunes » du loup, pie qui dans son blanc a « un peu de beige » et dont le noir « est bleu et vert ». L’approche du lombric est tactile : « il s’enroule autour de mon doigt / froide et molle alliance, ou soudain / serre fort, sphincter en émoi ». Celle de la brebis, olfactive : « elle se tricote elle-même / comme un vieux pull-over puant -/ et pue l’ovaire, évidemment ».

 

            Le bestiaire est suivi de la part non bestiaire de l’ensemble des 32 haïkus, parus en 2010 à l’Atelier de l’agneau, qui l’ont précédé. Écrit peu après, Le Tombeau de Jules Renard a été imprimé au plomb mobile sur presse à épreuve, à cinq cents exemplaires, avec le renard de Dominique Scaglia, aux éditions voix de garage, en 2014. Dans les haïkus de l’agneau, un jeu de miroirs fait labyrinthe : « je vois bien dans ses yeux / ce qu’elle voit quand elle me regarde sans me voir ». Ou : « Dans la vitrine des pompes funèbres / un spectre à la Munch ; je ne / me reconnais pas tout de suite ». Ces points de fuite nous ramènent au crabe (ch’vavar en picard), à sa démarche tragi-comique : « il court en biais, tout dansant / se chercher l’accordéon / qu’il lui manque entre les pattes ».

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