Patricia Farazzi, fragmentation par René Noël

Les Parutions

14 févr.
2022

Patricia Farazzi, fragmentation par René Noël

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Patricia Farazzi, fragmentation

Sous Héraclite

 

             Sous Héraclite, à Éphèse, il y a Héra, mesure du monde, pendant des siècles de patriarcat où les dieux sont pères, et les pères omnipotents, on y croit, on s'y tient. Le " Polemos ", le dieu grec de la guerre est notre père à tous et accessoirement à toutes. Même ceux qui vivent aux antipodes de la Grèce semblent y avoir adhéré. (p. 139), ici, l'Amérique de Sud où au début des années soixante-dix Patricia Farazzi vit, enseigne entre autres activités à l'Universitad de San Marcos de Lima, l'éphésien, et d'autres poètes et philosophes, ainsi Carlo Michelstaedter, protagonistes au même titre que les personnages de ce livre imaginés par l'écrivain, figures d'hommes, de femmes, torturés, assassinés, certains enfants enlevés et élevés contre les mémoires de leurs parents froidement éliminés ou disparus, à l'exemple des pratiques franquistes en Espagne, rescapés et exilés. Patricia Farazzi écrit contre l'oubli usurpé, l'oblitération des mémoires, 1970 étant le méridien autour duquel tournent ces fragments de mondes brisés qui voient, à l'occasion de l'élection de Salvador Allende, une grande partie de l'Amérique du Sud entrer en liesse.

 

             L'écrit n'a-t-il pas, outre son plaisir et désir singulier, au même titre que toute activité humaine, avec cette spécificité que lui peut imager, peindre, dessiner - c'est ainsi que je me suis retrouvée, sans le savoir, l'unique propriétaire de l'unique carnet encore en circulation d'un certain Elias. Il n'avait pas tout à fait tort le marchand, ce n'était pas du Rembrandt, mais c'était sûrement ce que j'avais vu de plus étrangement mouvementé en matière de dessin au crayon. (p. 37-38) - et transmettre les silences et les songes intérieurs, le pouvoir de lutter contre les réflexes guerriers ? Les adversaires de la vie ne reculant devant aucun crime, toute action, à commencer par les poèmes solidaires des monologues intérieurs de trente fragments de mondes brisés par les caprices malsains de ceux qui se sont pris pour des dieux (p. 139), sait que c'est toujours de Faust qu'il est question, mais que lui-même n'agit bien souvent que menacé par un Âge d'or bunuelien.

 

             À vrai dire, Héra écrite par Homère ne manque de rien, sauf de chance à plusieurs occasions pour s'emparer du pouvoir, touchant du doigt la fragilité du maître de l'Olympe. Le polemos ne peut, ne doit pas être supprimé, mais sa matière libérée de ses obsessions, sa masse, son énergie et leurs effets, malléables, doivent pouvoir prendre d'autres formes, d'autres destinations. À chaque naissance, naissent le chaos, le rien, le néant  : où va le néant quand le soleil luit ? (p. 62) s'interroge en un lieu du livre une voix, si bien que la résolution peut à n'importe quelle occasion se substituer à la résignation par la décision.

 

             L'étoile de la mort est-elle croix ? / Ou ce sont d'étranges machines à coudre / à l'intérieur du côté gauche. / Attendez encore un peu. ... Elle pénètre réincarnée dans les salons / de cristal ponantais. Une musique exacte / a presque l'accent d'une plainte. (César Vallejo, Trilce, XLII, 1922), l'onirisme et le littéral d'Amérique du Sud, pris dans les ténèbres inédites, tanguent et roulent, imprévisibles, impulsifs, à fleur de chair meurtrie, éruptifs, agrégés, solidaires de chaque seconde vécue. La main qui écrit tient dans ces nouveaux écarts grand angle, prise entre l'urgence de la douleur du corps sans organe, abstraite-concrète, corporelle-mnésique, intempestive, surgie à tout moment quels que soient le lieu et l'heure, témoins des mues des survivants, des descendants, bannis ou exilés volontaires, soit l'art de questionner - Edmond Jabès -, de multiplier les voix, les attitudes, les degrés de légèretés et de gravités.

 

             Il ne s'agit plus de louer, de bercer mère courage, plus jamais, mais de sortir de la sujétion, Nous étions des femmes. Étrangères dans l'étrangeté de ce mot. Décider, n'est-ce pas déjà une forme de dégel, de mise en mouvement ? à travers lequel le dehors n'est plus au dehors, extérieur à soi, ne passe plus uniquement par soi, suggère Patricia Farazzi. L'espace devient, change selon chaque souffle, chaque décision, devient ce qu'il n'est pas, utopie vers ces lieux écrits, où la lutte, la guerre, le polemos, arment l'art de vivre, la poésie, née pour désarmer, changer les tournures d'esprit des séparés et non plus uniquement pour les distraire des désastres, art des analogies infinies, innombrables, illimitées, entame ici ses dialogues.

 

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