Retour au Japon (4) de Jean-François Bory par François Huglo

Les Parutions

01 juil.
2020

Retour au Japon (4) de Jean-François Bory par François Huglo

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Retour au Japon (4) de Jean-François Bory

            Chaque livre superpose des pages. Celui-ci le sait. Une couche de Journal, une couche de Calligrammes, une couche de Journal, une couche de Calligrammes, une couche de Journal, une couche de Calligrammes, une couche de Journal. Sept parties, donc, sept sédiments remaniés au fil du temps : 1ère édition La fête de la lettre 1996, 2ème  Al Dante 2004, 3ème  Once again 2017, 4ème  celle-ci. Calligrammes, pas « comme Apollinaire » mais « APRÈS Apollinaire », précise le narrateur à « Bien-Aimée » dans un dialogue qui pourrait être tiré d’un film de toujours nouvelle vague. Journal au sens où l’entendrait Degas, suggère-t-elle : « Il faut ensorceler la réalité pour lui donner l’apparence de la folie ».

            Entre Journal et Calligrammes, outre un rythme, il y a contagion. Calligrammes dans l’esprit des idéogrammes : « Dès l’arrivée, la puissance des idéogrammes m’avait surpris. En toute écriture se dissimule, sinon plus, du moins autre chose que le message qu’elle doit transmettre ». Il est « d’ailleurs toujours trop tard, à quelque moment que ce soit pour s’expliquer, pour expliquer ». Il s’agit seulement de trouver à un texte écrit « il y a déjà assez longtemps » et « publié séparément » sa « définitive place. Ça m’arrive souvent ». Tel un « fragment de mosaïque », emboîté mais ne donnant « pas plus de sens à l’ensemble, à l’ensemble de la vie ». Juste incrusté là pour qu’on n’en parle plus « de cette enfance asiatique, plus jamais ».

            Parmi les auteurs qui cueillent la sensation, Bory est avec Barthes de ceux qui d’abord en cueillent la fraîcheur. Ni l’effusion gidienne (« Ah, Nathanaël… »), ni la momification proustienne, ni la recette à la Giono, à la Colette. « Je » entre parenthèses, (« ça fait tout drôle de se penser "je" ici »). Une « association spontanée » inscrit « dans l’air la couleur, et par conséquent l’odeur, de la nicotine ». Ou « un cœur de feuilles d’un incroyable vert acide », en plein hiver, vu de plus près, « est une fleur ». Cueillir, assembler en bouquet : un art de photographe. Se disloquer, se rassembler : penché sur des fleurs de magnolia, « J’ai été aussitôt disloqué en milliers d’êtres et d’objets. Maintenant, en marchant vers la gare centrale, je suis de nouveau rassemblé en un tout ». Ou : « Quand je conduis vite, j’ai l’impression d’inventer des paysages ». Comme la précipitation d’instantanés du Nu dans l’escalier de Duchamp. Un calligramme, « Son sourire au milieu de la chaussée », saisit dans les flux de trois voies l’instant où se croisent « cette femme pimpante » qui « me sourit sans artifice » et, dans un autre caractère, « MOI » qui « la regarde ». L’instant est un trait calligraphié. Le calligramme, l’idéogramme, composent avec le vide, avec le néant, comme « l’immense temple de Nanzen-Ji, toujours neuf ! toujours reconduit dans le présent. Depuis onze siècles dans le présent, tuile après tuile, poutre après poutre. Pas de ruine ici, pas d’épouvante, pas de révolte contre le temps. C’est l’Occidental qui place le néant APRÈS la mort ! ». Les milliers de fleurs de cerisiers sont « comme épanouies dans le néant », accrochées à des branches « comme mortes ».

            On dirait du direct : « (ce qui me plaît c’est que j’écris ça pendant que ça se passe, autrement cela n’aurait aucun intérêt). Mon crayon-feutre ne tremblote pas sur la page ; cela veut dire que le pilote est bon, ou le vent ». Un mouvement de recul et d’auto-ironie saisit, derrière et dans la saisie, comme entre parenthèses, celui qui saisit : « Le texte paraîtra en août avec un texte de W.S. Burroughs. (Ah ! vanitas, vanitas !) ». Ou : « j’écris, comme ça, là, incantatoirement, et sans plus de raison, le mot : pitié ». Mouvement de recul de l’humour sur l’humour : « Il se réjouissait d’avoir des pensées japonaises. Il ne savait trop s’il devait prendre cette pensée au sérieux ou en rire. Puis il se dit aussi que l’humour est comme tout le reste : pour l’essentiel il échoue ».

            L’architecture est celle du rêve, qui associe le rouge des angelots de Mantegna à celui des portiques des temples Shinto et à celui de la flèche sur les écrans dans l’avion : « tout cela n’avait aucun sens parce que cela avait aussi un sens : la couleur était un pont qui reliait une chaîne de sens et de significations, au même titre qu’une narration à l’intérieur du rêve, et c’est dans cet état de parfaite connaissance et de profonde débilité que je m’endormis enfin ». Ainsi orchestrée, la liberté est celle du violoncelliste qui « essayait toujours de jouer du mieux qu’il pouvait, c’était sa façon, personnelle, d’être libre ». Et même si le voisin d’avion a une « tête d’exécuteur de fatwa catholique », le droit au blasphème est défendu jusqu’en rêve, celui où, entre autres voies du Seigneur, la rectale, chez la Sainte-Vierge, est impénétrable mais visible en gros plan.

            Entre les traits, il y a du laps : « Et c’est ainsi, ô admirables Bôdhissattvas et vous Puissants Seigneurs Lecteurs, que je reviens en Asie après 37 ans 4 mois et 20 jours d’absence : un sacré décalage horaire ! ». Comme entre deux versions du livre, comme entre deux lectures. Il y a plus d’un retour d’Ulysse.

 

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