2015 de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

26 sept.
2016

2015 de Julien Blaine par François Huglo

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« Les hommes n’étant pas tenus de savoir tout ce que savent les ânes » (ainsi Cadichon commence-t-il les Mémoires recueillis par la Comtesse de Ségur), ils leur donnent des coups de bâton. L’ânimiste Julien Blaine, qui « ânonne » avec « l’âne, les ânesses, les ânons », essaie de savoir, d’ouvrir le dialogue, comme il le fit avec l’éléphant. Il n’est pas fétichiste mais féticheur. Le fétichisme de la marchandise est spéculaire : elle me vaut bien, je la vaux bien, équivalence narcissique, le cercle est fermé, mortifère. Le féticheur ouvre le monde vivant, s’ouvre et nous ouvre à tout ce qui nous environne, sa poésie est élémentaire et totale. C’est par cette ouverture que Julien Blaine nous étonne toujours, nous libère de tout fétichisme du livre : des pages du recueil de la deuxième année impaire, deuxième « Biennale-Bouquin », ne demandent qu’à sortir pour s’ajouter en « post scriptum » à des ouvrages antérieurs (aux ihali, aux Bimots, à Thymus, aux Carnets de voyage 2012…), d’autres sont sorties de recueils publiés (2015 n’est « inédit qu’à 97% ») et viennent s’insérer parmi les pages non numérotées où dialoguent calligraphie, typographie, pictographie, hiéroglyphes, photographies, alphabet, loin de « ces livres qui empilent une succession de rectangles gris ».

 

Ce livre ouvre son lecteur à « un nouvel animisme », qui le relierait « à tous les habitants de la terre : végétaux, animaux et humains », loin des « monothéistes sanguinaires, barbares et assassins ». Sur deux photos qui se font face, une main brandit « la coupe du Graal à mardi gras », avec « le sang roux » ou « le sang or » du Christ, mais ce n’est qu’un masque, peut-être vénitien, peut-être d’un renard, tenu par le museau. Ainsi le symbole chrétien descend sur terre, il rejoint le monde des simulacres honni par tous les platonismes, les néo-platonismes, le monde des fables dont les personnages se permutent, « le guerrier et le sorcier, le blaireau et le chef, le joueur de flûte et la vieille femme, le coureur et le clown, l’aigle et la tortue, le loup et l’écureuil, le renard et la cigale », tout un carnaval des animaux où nous entraînerait le chaman, celui qui manie les signifiants et les symboles, les détourne et les recycle. Une photo d’un carnet de notes réduit en cendres au cours de l’exposition Il fabbro e il boscaiolo, rejoint la roue en flammes d’un hommage à Marcel Duchamp, grand féticheur lui aussi, celui qui « découvrit les Katchinas modernes et occidentales : la roue de bicyclette (l’esprit de la roue de la bicyclette), la pelle (l’esprit de la pelle), le bouche-lavabo (l’esprit du bouche-lavabo) et tant d’autres ». Les fétiches de Duchamp sortent du cercle spéculaire du fétichisme de la marchandise, sortent du cadre où les enferme une société « com parti mentée », où l’humanité est « insectée » : les riches entre eux, de même les pauvres, les artistes, les clochards, les universitaires, les voyous : ni passage ni passerelle, ni rapport de classe ni lutte de classe, « chacun chez soi ». Ainsi fragmentée, coupée du monde par sa carapace, l’humanité « disparaît ».

 

Dissocié du monde marchand, l’objet réanimé provoque le même vertige que le vestige, fétiche car il est l’objet d’un désir, qu’il ne confisque pas dans l’adoration, n’enferme pas dans l’idolâtrie : le vestige a une histoire à raconter. Ainsi, à quinze ans, par quinze mètres de fond, « au large d’une calanque nommée La terre promise », Julien avait repéré une dalle, qu’il avait prise « pour un vestige de temple grec (…) Combien de plongée vers elle, pour elle ? » Lourde, elle fut amenée peu à peu dans un jardin où elle ne fut photographiée qu’en 2014, et interrogée : elle avait appartenu à Claude de Seyssel, qui fut nommé évêque de Marseille en 1511, de Turin en 1516, et se battit pour que les vaudois soient tolérés, car « l’indignité du clergé est la cause de l’extension de l’hérésie ».

 

Les lettres, les chiffres, sont d’autres vestiges et fétiches, qui ne sont pas adorés comme détenteurs de secrets cabalistiques ou pythagoriciens. Ils ne sont pas non plus renversés, détruits comme des idoles victimes de fureurs monothéistes. Le féticheur les bouscule, les déplace, les permute, joue dans leur grand jeu. Comme les peintres « ont représenté des femmes nues, des fleurs et des automobiles (…) / Moi, je fais le portrait, la reproduction, la figure, l’effigie, le monument des chiffres / Comme Indiana & Spatola ». Désacralisé, l’alphabet est renvoyé à ses « pauvres heures », celles de la matière et du corps, par « Le geste des T’ang, le Qi, le souffle rythmique pour brosser le chiffre en 2 gestes et 1 seul mouvement ».

 

Le r et le s de vestige et de vertige ne sont pas les seuls à s’échanger. Le double zéro qui égale zéro (« une vie pour rien ? ») trace le signe de l’infini, qui empêche les guillemets de se refermer. Il suffit de tourner le Z, où Nord=Sud, pour qu’il devienne un N, où Est=Ouest. Et « sur un livre de marbre », il suffit « que le R se referme » pour que le Rien soit un Bien. En rouge, les o d’arbouses, groseilles, bousseroles, micocoules, etc., sèment des baies d’encre rouge parmi les noms à l’encre noire des baies rouges ou noires. Le p manquant sur la photo de l’enseigne « La Cho e » à Metz devient, sur la page d’en face, le s phallique de « la chose à Brancusi ». En se rapprochant, en s’éloignant, en se croisant comme lors d’une éclipse, ou en s’éclipsant, les lettres de « and so on » deviennent « and soon », puis « and son » et « and so ». À la photo de famille réunissant quelques générations, et donnant le vertige de notre devenir vestige, se superpose la série de questions : « Est-ce le S qui erre / ou s le esse ? le R est-ce lui ? toi ? ou moi ? » Comme les lettres, les générations permutent, la fille prend la place de la mère et le grand-père a été bébé. À la double question « leurre ? l’heure ? », la réponse est : « bel heur ! (…) R. à S. / à la bonne heure ». Dans le mot CosMOS, l’os « C » de « C’est moi » s’échange contre l’os « M » de « amour ». Du geste qui trace, du regard qui cadre et photographie, le « cham’âne » donne à lire le monde qu’il ânime à la lettre et dans tous les sens.

 

 

 

 

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