591 n°17 : Le cinéma expérimental de Jean-François Bory par François Huglo

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07 janv.
2024

 591 n°17 : Le cinéma expérimental de Jean-François Bory par François Huglo

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 591 n°17 : Le cinéma expérimental de Jean-François Bory

            Le « Nu descendant un escalier » de Marcel Duchamp décomposait le mouvement. Le cinéma le recompose pour en donner l’illusion, mais ce n’est qu’une illusion : le domaine de Méliès plus que celui des frères Lumière. Son effet de réel est un effet de mouvement, le réel est ce qui est photographié, la photographie elle-même et son traitement (que Maurice Lemaître voulait « discrépant »). Plus que le cinéma, c’est elle qui intéresse Jean-François Bory, dont les « collages photographiques » ont dialogué, en 1967, avec ceux de Kitasono Katué, poète du « point de vue statique » en résistance à « la vie » qui « ne se repose jamais un seul instant ». Lui-même privilégie le plan fixe : l’objectif face à l’énigme de son objet. « En 1963, dans la revue "Ailleurs", où je publiais habituellement des poèmes, je fus le tout premier à faire un compte rendu exhaustif du film de Chris Marker "La Jetée", parce que celui-ci utilisait une méthode narrative non conventionnelle. Des plans fixes sauf une seconde où l’on voit un battement de paupières de l’héroïne. Le cinéma ne m’intéressait pas plus que ça, c’est encore le cas aujourd’hui. C’est la façon de rendre compte de la réalité (ce mystère) qui me motive ». Dans cinématographie, photographie, calligraphie, il y a graphie. Comme celle de Katué, la poésie de Bory est « plastique ». Des photogrammes tirés de ses films, et ces films eux-mêmes, y trouvent leur place., et en témoignent.

 

            Jacques Donguy rappelle que les trois films réalisés par Jean-François Bory en 1967, Saga (noir et blanc, 8 mn 25), La Peste (noir et blanc, 8 mn 45) et La Vie Nouvelle (couleurs, 14 mn 30) pratiquent le « found footage », ou le « détournement à la Debord dans La Peste, avec les chutes d’un documentaire sur les Antilles, et La Vie Nouvelle, à partir de chutes d’un film documentaire sur la Thaïlande, évoquant les pays asiatiques où l’auteur a vécu son enfance ». Jean-François Bory a tourné Saga dans la galerie Kerchache où il exposait des grandes sculptures de lettres géantes, imbriquées les unes dans les autres, découpées dans du polystyrène expansé. Christine Boumester, peintre, qui avait travaillé avec Picabia, l’encourageait vivement à persévérer dans ses expériences cinématographiques à partir de poèmes-sculptures qui sont pour lui « l’équivalent d’idéogrammes en trois dimensions construits comme au sortir du sommeil : caillots de signes et de lettres pliés dans les neurones », dont les textes dans les livres deviendraient « l’épistomé, le résultat ». La Peste et La Vie Nouvelle pratiquent le cut-up à partir de l’enregistrement sur bande magnétique de la lecture, à la Kusthalle de Berne, d’un texte visuel tiré de 8+1, et de bobines de films sur les Antilles et l’Asie du Sud-Est trouvées dans les poubelles de l’AFP. À propos de Saga, Bory écrit en 1969 dans la revue « Agentzia » n°11-12 : « mon film n’est qu’une superposition sur le réel, mais je n’arrive pas à me souvenir si c’est mon film ou le réel qui a été projeté au commencement ». Quarante ans plus tard, il réalise en caméra numérique les vidéos Duchamp dernier délai (DVD, 1 heure) sur Étant donnés de Marcel Duchamp, où figurent Jean Daive et Jean Suquet, et Quant au livre, où un texte est lu tour à tour par un enfant, un adulte, un vieillard, avec Jacques Donguy, Éric Pesty, Caroline Deseille. En 1984, il réalise plusieurs séquences du film En attendant la troisième guerre mondiale de Sarenco.

 

                  Jean-Yves Bochet revient sur ces étapes d’un travail cinématographique où Bory s’affirme dès le début « comme un écrivain », et sur Quant au livre, qu’il considère comme « son film le plus important », où se mêlent « Mallarmé, l’écriture, le livre, les âges de la vie, Dada, la mer, les cinq sens », pour obtenir « un film mélancolique, regard pessimiste et lucide d’un écrivain sur le devenir d’une passion, celle d’une vie ».

 

                  Les « photogrammes en vrac » qui suivent sont tirés des films Un été avec, Quant au livre, Duchamp dernier délai, Le petit navire, Pierre qui roule…, Longtemps j’ai cru être, et des séquences de Bory dans les films collectifs : Collage, En attendant la troisième guerre mondiale. Souvent, sur ces photogrammes qui sont à la fois des images et des traitements (discrépants ?) de l’image, des livres ou des pages flottent, sont immergés, lacérés, se diluent. C’est l’aventure de la feuille, pliée en petit navire, où fut imprimée la phrase « longtemps j’ai cru être marin ». C’est « plié dans les neurones » pour, « comme au sortir du sommeil », des « éveils maritimes ». C’est toute l’aventure des « objets typographiques », des « calligrammes » ou des « typoèmes » que les films de Bory tentent, comme l’écrit Jean-Yves Bochet, de « mettre en mouvement », de « faire sortir du cadre limité de la page d’un livre (…) en les confrontant soit au travail d’un autre artiste, soit au devenir hypothétique du livre qui, en définitive, reste pour Jean-François Bory, la forme royale de l’expression artistique ». Royale et précaire : oui, « devenir hypothétique ». Pli du bateau-livre, « frêle comme un papillon de mai », pris dans les plis du « Poème de la Mer ».

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