Cerner le réel de Sylvain Santi par François Huglo

Les Parutions

20 janv.
2020

Cerner le réel de Sylvain Santi par François Huglo

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            Pour cerner le Prigent, rien de tel que ce livre qui, d’analyses serrées de nombreux textes, tire et aide à « tirer des fils : des fils à suivre, à dérouler, à détourner, à compléter, à inventer ». Cerner : discerner (analyser). Circonscrire : Prigent lui-même, selon Santi, « ne veut sans doute pas tant décrire ou définir que circonscrire » ce « qu’il s’efforce de penser » à la fois poétiquement, théoriquement et politiquement. « Symboliser le réel » c’est, pour la poésie, « cerner le trou que le réel fore dans la langue ». Pour Prigent, qui écrit veut « cerner quelque chose de juste du rapport du sujet qu’il est à sa propre expérience du monde » (« Poésie, récapitulons », 2005). Regarder l’écorché figé par le dessin, la peinture, la photographie, « c’est toujours faire travailler la langue, cerner à l’aide de mots les contours de l’impossible image qu’elle montre ». Michel Surya nous avertit dès sa préface : « la politique est impossible, la littérature aussi ». Auprès d’un père militant communiste se dessine « un engagement politique de la littérature qui ne sera jamais démenti, mais sensiblement transformé ». Via Verheggen, l’engagement devient « langagement » : Surya parle de littérature « parricide », dirigée contre « la langue héritée ». Mais le père revient, « sensiblement transformé » , quand sans lui son fils est mis au pied du mur de Berlin. Les analyses de Santi permettent de discerner, « à l’œuvre » dans cette hantise (celle de l’histoire qui nous traverse tous), une réversibilité.

 

            La première partie, « Lucrèce aux avant-gardes », témoigne d’une réversibilité entre « salut les anciens » et « salut les modernes ». Le « Lucrèce à la fenêtre » de Prigent demande à traduire son titre De rerum natura par Du Réel (de l’Innommable). Comment « nommer l’âme innommable du réel » (on pense ici à la théologie négative) ? Par l’allitération, cette « chance de sens » par sa déstabilisation : « de jeu, de glissement de signifiants dans l’épaisseur sémantique ». Par la métaphore. Les lettres sont « des métaphores de l’atome », et « le glissement des atomes dans le vide et leurs agglutinations » sont « comme le glissement des lettres agglutinées en unités provisoires de sens ». Autrement dit, « le clinamen est le style (la distinction, la différAnce, les excentricités du langage ». Le Lucrèce « arlequin » de Prigent convoque Lacan, Ponge et Derrida ! Transformant phoniquement, dans Commencement (1989), les premiers vers de la Théogonie, « Prigent fils d’Hésiode devient aussi son père ».

 

            Réversibilité père-fils : ni reniement, ni mépris pour le « lettré maso viré mao » des années 70, héritier du manichéisme paternel mais tenu à distance par le « vous » : « Le Mur, dans vos têtes, coupe clairement le monde en deux ». Même « leurre d’une héroïsation de la politique, dans la construction d’une légende du politique ». Même croyance en les « bons instincts » du peuple. Même mot d’ordre éluardien : « le mal doit sans cesse être mis au bien, par tous les moyens ». La littérature vient du père, qui transmet au fils un « anti-lyrisme », un « lien viscéral entre littérature et politique », la « dimension prophylactique de la chose écrite ». Mais le doute s’est insinué, compliquant « la réalité du mal ». Bataille est passé par là. Santi cite La révolution rêvée de Surya, qui dénonce « la domestication de l’intellectuel en animal de compagnie ». Beaucoup sont passés de la soumission maso-mao à la soumission au capital. Leur ralliement « vaut pour un reniement ». Dans Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas (2004), Prigent observe leur « manière décomplexée de se soumettre aux lois du marché pour mieux régner en petit maître sur le petit monde des "élégances littéraires industrielles" », et la « marginalisation brutale » des plus intransigeants.

 

            À la « tentative jugée vaine, mais surtout dangereuse, de mettre le mal au bien », Prigent substitue « l’acceptation du mal comme le fondement d’un nouvel humanisme ». Des analyses de Santi se dégagent des chaînes d’équations. Réel = soleil, sexe, mort (dans Le soleil placé en abyme (sic) de Ponge). Réel = Dieu, Âme, Nature, Parole, Vérité, Absolu, Homme, Amour, Corps, Choses, etc. », comme « substituts magiques de l’innommable » (L’Incontenable, 204). Ou, « du côté des modernes : l’impossible, le négatif, le vide, l’objeu et l’objoie, la violangue, l’inSONscient ». Réel = négatif (au défaut des langues) = part maudite = mal = reste. Sans renier le combat paternel pour un mieux, Prigent le libère de tout manichéisme. Son « mal » ne se réduit pas non plus à celui de Bataille. Il est «  ouverture au non-sens qui bée au cœur de notre condition d’homme » (Une erreur de la nature, 1996), ouverture que Prigent appelle « souveraineté », d’où jaillit le rire : « ce qu’est la catastrophe humoristique : un renversement du désespoir (de la déchirure qui fait écrire) en pudeur distanciée ou en rodomontade farcesque ». Ainsi le rire de Beckett, « une gaité arrachée au noir, une énergie qui allège », rompt « l’ultime croyance : la croyance au tragique comme vérité philosophique qui aurait le dernier mot sur tout. Rire du dernier mot c’est dire qu’il n’y a pas de dernier mot et que la chance s’ouvre pour tous les mots insoumis à la maternelle momie » (Une erreur de la nature, 1996). « Espace de souveraineté » = espace « de liberté dans la langue » (Ceux qui merdRent, 1991). Et de responsabilité, de civisme, d’amitié, cette « absence de communauté » que Bataille opposait à « la religion surréaliste ». Prigent affirme son appartenance  à une « drôle de communauté », TXT bien sûr, bande « disparate » où chacun « fait œuvre de l’impossibilité de faire œuvre » (Une erreur de la nature, 1995).    

 

            La souveraineté suppose un sujet, celui qui permet à Clotilde Leguil de conjuguer Sartre avec Lacan. Des énoncés psychanalytiques, Prigent fait des « embrayeurs de pensée », pour débusquer l’assujettissement « littéralement religieux » du sujet aux « pouvoirs symboliques et réels » dont les discours construisent une « dénégation euphorique du Mal » (Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, 2004). Prigent cite Benveniste : « c’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ». Son expérience est celle d’un monde « toujours déjà fait de langue » (« Poésie, récapitulons », 2005). Sylvain Santi peut affirmer que la poésie enrichit « le commun du lieu ». « Espace de liberté » selon Prigent, elle est « mise en pratique de la morale de l’écriture que construisent patiemment les essais ». Espace où, « insoumis à la veulerie confessionnelle », le biographique est « toujours réinventé par la forme » (Ceux qui merdRent, 1991). 

 

            Il arrive que Ponge parle comme le père de Prigent : « Comment me serais-je refusé au seul parti qui se propose la perfection (une société parfaite) et qui y emploie les moyens de l’art » (Nouveau nouveau recueil, 2). Prigent ne renie aucun des deux. Il pense « comment, chez Ponge, le réactionnaire est déjà chez le révolutionnaire et le révolutionnaire est encore chez le réactionnaire », comment « le législateur est déjà chez le poète et le poète est encore chez le législateur ». Sylvain Santi parle d’ « intrication » : une « figure qui fait foisonner, proliférer les figures ». 

 

            Les analyses regroupées dans la seconde partie sous le titre « Lectures » suivent à la trace, « à l’œuvre » chez Prigent, l’équivalent de l’ « homologie de fonctionnement » entre langue et nature (entre lettres et atomes) chez Lucrèce (Salut les anciens, 2000). On en trouve un autre équivalent chez Ponge. « Habiter l’oeuvide » (Ce qui fait tenir, 2005), c’est « savoir laisser être la motilité de la langue dans le vide creusé par la sensation » (rien à voir avec l’écriture surréaliste qui, refusant « le laisser venir du signifiant », laisse passer « quelque chose qui n’a rien à voir avec l’inconscient ». D’où le paradoxe : « Moins une écriture est contrôlée, plus la loi y parle » (« Le texte et la mort », 1977). Scarron cochonne « les formes dans lesquelles se réalise et s’incarne » le pathos « à son époque ». Pour lui comme pour Montaigne (« rapiècements et bigarrures »), « la forme homme n’est que costume d’emprunt ». Scarron s’arrache du corps « par un effort qui fait style » (Ce qui fait tenir, 2005). L’œuvide, dans le journal tenu par Prigent, présente, comme l’œuf selon Deleuze dans son texte sur Bacon, « cet état du corps "avant" la représentation organique ». Dire Rome, ce sera dire « ce qui "traum" dans Rome, ce que Rome "traum" (Presque tout, 2002). Rome et la Vierge de Caravage favorisent « l’intrusion et l’insistance de qualités de la sensation que nie la "mise en image" de la vie ». Un Album de Commencement (1997) reproduit cinq planches d’écorchés. Face à l’une d’elles, un poème pose : « écrire : écorcher / le signe au corps chié / (…) / changez de peau ! changez de peau ! ». Santi commente : « écrire, c’est commencer, toujours recommencer ». Explorer « la fragile naissance d’une subjectivité ». Conjurer la folie, répondre à l’incessante question : « c’est qui qu’interloque ? » (Grand-mère Quéquette, 2003).

 

 

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