Chroniques de Poésie numérique de Jacques Donguy par François Huglo

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19 avril
2019

Chroniques de Poésie numérique de Jacques Donguy par François Huglo

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            De même qu’il ne suffit pas de lire ses poèmes à haute voix pour devenir un poète sonore, l’usage de l’ordinateur pour mettre en page une revue ou diffuser des vidéos ne peut autoriser l’appellation « poésie numérique ». Il faudrait ajouter : « exclusivement sonore », comme disait Dufrêne, ou exclusivement numérique, leur medium étant plus qu’un support : une condition sine qua non. Si chaque poète compose aujourd’hui son propre cocktail médiologique, Jacques Donguy reste la référence pour qui chercherait à définir la poésie numérique à l’état pur, à l’isoler, au sens chimique de ces termes. Son histoire, sa topologie, ses perspectives, sont ici prises dans le courant de chroniques, parues de 1999 (n°0) à 2012 (n°26) dans la revue CCP, Cahier Critique de Poésie, éditée par le cipM. En 2013, la revue Celebrity Cafe (antiphrase !) était créée par Jacques Donguy avec Jean-François Bory et Sarah Cassenti, pour prendre le relai de ces cahiers aujourd’hui introuvables, d’où cette réédition.

 

            Si les livres, les bibliothèques, ont bâti et bâtissent des villes familières, les repères se perdent dans une « jungle techno » de « zones terminales » où haut parleurs et hologrammes sont suspendus au plafond d’où est vidéoprojeté un texte-son-image en CD-ROM. Le spectateur erre en « temps réel (le déroulement de la bande) » plutôt que dans un « temps accumulé (l’entassement des pages du livre) ». Il s’aventure dans un temps machinique : « films, bande magnétique et maintenant le numérique (son/image, dont le textuel), contrairement à l’écriture typographique qui travaille sur le condensat et dont la poésie concrète est l’aboutissement ultime ». Le texte est « désimmobilisé », le « "cogito"liquéfié ». On passe « de la notion de profondeur (l’accumulation) à la notion de surface (l’écran) ou de cartographie (Borges l’imaginait parvenue « à un tel degré de perfection que les cartes réalisées avaient la taille de l’empire lui-même » : intuition, selon Donguy, du cyberespace).

 

            Paradoxe de l’informatique, la réduction au binaire (0/1) produit de la complexité. Gregory Chatonsky parle de glissement : le fait que tous les éléments, sonores et visuels, passent par le code binaire, permet leur traduction dans chacun des autres, « ce qu’on appelle le parsing ». Comme l’écrit Augusto de Campos dans sa préface à des « NONpoèmes » accompagnés d’un CD-ROM : « Carl Ruggles, qui comme Charles Ives, est l’un des deux patriarches de la musique moderne américaine, avait coutume de dire : "Je peins la musique". Quasi une définition pour un ex-poète comme moi ». Autre traduction d’un code dans un autre, la « Biopoésie » d’Eduardo Kac, poète et artiste brésilien vivant à Chicago. Donguy rappelle qu’ « au démarrage du vivant, il y a un texte, le code ADN ». Et que « le linguiste Jakobson se posait déjà le problème d’une convergence entre ces deux codes différents, le génétique et le verbal, et cela dès 1970 ». Le biopoème explore « le temps biologique », une « "syntaxe biologique"qui n’est plus contrôlée par l’auteur ». Cette « manifestation du temps dans un cycle de vie d’un être, in vivo », est « le contraire du temps figé d’un tableau ou d’une photographie ».

 

            Dans le n°1/2/3/4 de Doc(k)s sous-titré « POÉSIE(S) THÉORIE(S) », revue papier avec DVD-ROM, Philippe Bootz parlait de « technotexte » et de « poème à lecture unique ». Il constatait : « D’un art littéraire, la poésie est devenue au cours du XXesiècle un art sémiotique général ». Contrairement à ce que défendait Noam Chomsky dans les années 60 avec sa grammaire générative et transformationnelle, Donguy affirme que « les problèmes posés ne sont pas ceux de la grammaire mais bien ceux de la sémantique », celle-ci devant être élargie, « tout pouvant fonctionner comme une unité sémantique, un son mis en boucle ou une brève séquence d’images ».

 

            Si Jacques Donguy voit dans Finnegans wake de Joyce « la tentative ultime d’expérimentation dans l’écriture typographique, notion réutilisée par les concrétistes brésiliens, puis par Mc Luhan », c’est l’Orthophonétique de Raoul Hausmann et son « idée utopique (…) d’un langage synesthésique son-image et image-son », qui préfigure le « numérique via l’ordinateur ». Avec Mallarmé culmine une notion d’ « Idéalité de la langue » ou d’ « abstraction idéelle » qui « fonctionne encore aujourd’hui », mise à mal par « la prise en compte de la technologie, y compris celle du livre », depuis Mc Luhan. Jean-Michel Espitallier consacrait le dernier chapitre de son « excellent livre » Caisse à outils (2006) aux « poésies numériques et multimédias ». Jacques Donguy reprend à Jean-Pierre Balpe la notion de « méta-auteur » : celui qui « tout en acceptant la responsabilité des textes produits ne peut s’y sentir totalement impliqué ». Et il salue « de jeunes auteurs, comme Anne-James Chaton du groupe TIJA, Globenski, Thibaud Baldacci, Éric Sadin, Olivier Quintyn »…

 

            « Ceci tuera cela » (Notre Dame de Paris) : l’imprimerie et le libre examen individuel tueront le dogme de pierre et le rassemblement d’un peuple des croyants. C’est pourtant le roman de Victor Hugo qui a sauvé la cathédrale. Le paradoxe n’est qu’apparent : ceci a tué cela en l’enveloppant, en l’assimilant (Hugo, dont la cathédrale a fini par dessiner l’initiale, Huysmans, Ruskin, Proust, Claudel, Péguy…). Puis la cathédrale livresque est devenue cinématographique, enfin image numérique. La cybergalaxie avale et digère la galaxie Gutenberg, qui cependant lui reste indispensable. « L’obsolescence accélérée des technologies, soulignée par un Brian Eno », impose à la poésie numérique l’usage de revues papier avec captures d’écran, et d’archives papier. Témoin, ce livre.

 

 

 

              

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