Cow-boy de Jean-Michel Espitallier par François Huglo

Les Parutions

27 janv.
2020

Cow-boy de Jean-Michel Espitallier par François Huglo

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            Il y a beaucoup d’enfance (de fraîcheur, d’espièglerie) dans l’écriture d’Espitallier. On la perçoit surtout à la fin de son livre, comme on perçoit une phrase rétrospectivement, depuis son point final. Peut-être parce qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre les grands-parents, qui ont refermé les grandes parenthèses de l’âge adulte. Et parce qu’il a fallu inventer, jouer ce grand-père cow-boy taiseux tu par toute une famille. Le Rimbaud de sept ans rêvait « grand désert où luit la liberté ravie ». Ici, la proximité du désert ne s’appelle pas Harar mais Californie. L’Europe ne s’appelle pas Charleville, mais Anselle (déjà presque en selle), village des Hautes-Alpes où Eugène est né en 1887 et où il « s’en retourne. Alors, le cow-boy qui se retourne ne tarde pas à se faire flinguer par la sédentarité des familles rurales. L’Europe aux anciens parapets l’aura bientôt récupéré ».

            Eugène : a poor lonesome cow-boy. Comme Lucky Luke et comme tout migrant (jamais vraiment réfugié). « Pauvre cow-boy solitaire. Toujours partout loin de chez lui ». La famille hypocrite comme celle du tonton Cristobal de Pierre Perret — les mauvaises manières de l’oncle Sam rappellent aussi parfois le tonton Nestor de Brassens — fit « silence sur un silencieux. Je ne saurai donc jamais qui était ce grand-père mort jeune retour des Amériques », vaincu par « les cellules tueuses des lois des familles ». Encore une référence à Rimbaud : « la sédentarité des familles rurales est une religion, un atavisme qui nécrose en profondeur les organes de la liberté libre ». Reste au petit-fils le rêve du rêve, le « souvenir de souvenirs, quand mon père, qui avait si peu connu le sien, esquissait pour moi quelques brouillons d’histoires qu’il se faisait peut-être à lui-même ». Ce sont les yeux qui racontent le mieux, à l’imagination qui sait les lire : « je n’avais vu que les yeux de mon père », qui « avait vu les yeux de celui qui avait vu ». Le petit-fils est « sous le charme », comme jadis sa grand-mère Marie-Rose : « Eugène revient des Amériques et elle voit passer dans ses yeux des Sioux, des Apaches et des vaches à cornes de deux mètres, (…), des ribambelles de chariots, de canyons et de feux de camps ». Marie-Rose est devenue l’Amérique d’Eugène qui frotte « son récit contre l’écoute enchantée de sa "promise" ». De sa terre promise. Car « l’amour est une Californie ».

           Pour raconter, il faut avoir perdu. Quittant New York « illuminée dans le couchant », a-t-il imaginé « qu’il ne reverrait jamais l’Amérique ? Eugène aura des choses à raconter ». Espitallier nous aura prévenus dès l’exergue : « Tu n’as jamais vu de ports de mer ? — Non. — Tant mieux. Quand on voit, on n’imagine plus » (Jean Giono, Que ma joie demeure).  Le narrateur proustien ne verra jamais Balbec rêvée. Espitallier énumère des « Noms de pays. Les noms ». Des « noms de paradis perdus qui ne sont paradis que parce qu’ils sont perdus ».

            Le poète de sept ans « s’aidait de journaux illustrés ». Le petit-fils d’Eugène dispose de « figurines Starlux en plastique », mais surtout de « mots dépaysés qui dessinaient des horizons nouveaux avec des lettres rares et d’insolites combinaisons (wigwams, sqaws, sachems, scalps, tomahawks, tipis, calumets ». Il féminise le verbe coloniser, qui devient coloriser. Se souvenant peut-être du dandysme des « époques nues », il s’aide d’une « théâtralité de pacotille », des « fanfreluches emplumées aux couleurs chaudes », pour grâce aux Indiens « féminiser ce décor d’hommes, de brutes épaisses et de gardiens de vaches ». Pour « y convoquer peut-être aussi (sa) gracieuse maman ». Et « coloriser ainsi le roman inconnu du cow-boy Eugène ».

             Imaginons Arthur de retour à Charleville. Tel, Eugène. « Il trimballait trop de choses larges, vastes, libres, qui ne pouvaient tenir dans les confinements étroits de cette tribu à chapelets » (on se souvient de celui que Verlaine tenait « aux pinces »). Voilà « le goût de l’aventure et l’esprit américain étouffés dans les pesanteurs du réflexe mariage + économies + pas de vagues ». Mais quand le petit-fils part dans une énumération, de celles où un parapluie peut toujours rencontrer une machine à coudre, c’est comme s’il déballait un coffre aux trésors.

            Le quotidien imaginé d’Eugène ressemble à une liste de courses « au marché de Santa Ana ». Plus loin, sur le départ, il compose son trousseau, pardon, son « barda » qui parfois fait panoplie. Dont « un bandana rouge et blanc (sert de foulard, mouchoir, chiffon, gant de toilette, serviette, taie d’oreiller, garrot, balluchon, etc. »), une « salopette en épais coton à armure de serge gris-bleu, rivetée aux poches (de chez Levi Strauss & Co, San Francisco) ». Plus loin, le lecteur retrouvera, devenus reliques « au grenier de la maison de famille », une « veste trois-quarts en gros cuir marronnasse », une « salopette en denim cartonné et un grand bandana rouge et blanc ».

            Chaque énumération, celle de choses vues par la fenêtre du train entre Los Angeles et New York, celle des « noms de tribus indiennes », celle de toponymes importés de partout, est « un défilé pittoresque ». Ainsi, le chapitre « Pendant Eugène » fait défiler toute l’histoire des Etats unis de 1900 à 1918 : étalon or et valeur du dollar, lynchages de boucs émissaires noirs, journalistes traités de « fouille-merde » (déjà !) par Roosvelt, grèves de mineurs, prohibition et vote des femmes, marche contre le travail des enfants, congrès du syndicalisme industriel, esclavage dans le Sud, Little Nemo, Upton Sinclair, Jack London, Tex Avery, David W. Griffith, Gustav Mahler, Peary, W.E.B. Du Bois pour « la fin de toute ségrégation », Gershwin, Chaplin, Laurel, Puccini, Taylor, Pollock, Woody Guthrie, Rosa Parks, Marcel Duchamp, William S. Burroughs, le Ku Klux Klan, Sinatra, John Wayne, Keaton, Mitchum, John Lee Hooker, Thelonious Monk, Dizzy Gillespie… Notre monde ! Un monde bête et méchant : « comme on a tué le bovin local à coups de carabine, on a importé vaches, bœufs, taureaux. On avait fait de même avec les Indiens, ce qui n’était pas une très bonne idée parce que, évidemment, il avait fallu les remplacer pour servir aux labeurs, alors on avait pareillement importé des Africains ».

            Mais tout commence et finit par des chansons, « where the air is so pure and the zephyrs so free ».

 

 

 

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