Dé buts de Ro man * & de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

26 juin
2017

Dé buts de Ro man * & de Julien Blaine par François Huglo

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Un dé but : ce qui défait un but ? En couverture, le titre est réparti comme sur six faces d’un dé : cinq syllabes et une esperluette précédée d’un astérisque. Et chaque page fait face : recto sans verso. Rien ne se déroule, qu’une succession de faces. Tourner les pages, c’est rouler le dé. La marquise ne sortira pas à cinq heures. Du roman, Julien Blaine ne retient que l’incipit recommencé comme un coup de dé roulant sur l’escalier du livre, tel le corps du poète sur celui de la gare Saint- Charles. Souvent, il tombe sur la chute d’un corps hors du corps. Dans le caveau de famille, des petites caisses conservent encore « quelques cheveux, quelques rognures d’ongles et des petits bouts d’os » de plusieurs générations. Mais avant la mort, le corps se sépare de parts du corps, devenues déchets : du dedans qui tombe dehors. Un personnage aspire à sortir ainsi de lui-même, à faire le vide : « Tout ce que je n’ai pas pu gerber » (ou « dégueuler », ou « vomir », ou « rendre »), « je vais le chier » (ou « caguer », ou « déféquer », ou « donner »). Ces chutes sont autant de terminus de trajets, ceux des matières qui traversent le corps : « Voyez-vous, quand les restaurants sont trop chers, je vomis, ainsi, j’en ai pour mon argent : pour le prix d’un aller, je me paie un aller/retour. Et le retour n’est pas toujours le plus mauvais ». Les chutes ne sont pas clean, pas dirty non plus : rien à voir avec Bataille, aucune référence à la Chute majuscule du péché. Minuscule, la chute peut être délectable : « En reniflant je goûte bien que c’est une très bonne morvelle, une morvelle qui lubrifie bien le palais, la gorge, le tube digestif… Je l’entends tomber dans mon estomac avant d’entreprendre son lent et silencieux voyage intesti- ».

Ces dé buts sont des notes de voyage, pour Cythère parfois, non sans chutes (donnant-donnant) de l’élan mâle et des pluies femelles : « Sans doute l’avait-il humiliée en ne bandant pas. Alors elle l’humilia à son tour en lui pissant à la gueule tandis qu’il la broutait. À moins qu’elle ». À des impressions de voyage (embarquements, débarquements, trajets) se mêlent des souvenirs (le jeu du Solitaire sur un banc du jardin d’enfants à la sortie de l’école maternelle, la main frôlant les « ailes velours » de papillons de nuit autour de la flamme), qui s’irréalisent : « En vieillissant les souvenirs de son enfance perdaient de leur consistance, de leur réalité. C’était comme les séquences d’un vieux film d’un vieil auteur étranger. Lui-même —soi— était maintenant devenu cet étra ».

Cet étrange état entre souvenir et rêve, réalité et fiction, mort et vie, rappelle un début fameux, celui du roman proustien, où un début de rêve est coupé par le réveil : « la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait (…) il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage», etc. Blaine écrit : « Selon un processus imperceptible la vulve de sa jeune fiancée se métamorphosait en un furoncle bourgeonnant prêt à cracher son pus. Il se réveilla en sursaut et allongea son bras gauche pour retrouver sa présence. Il était seul dans son lit ». Le corps s’apprête à dormir, il reste au bord : « Tous les soirs à 22h 45, il s’allongeait sur le dos sur son lit, les mains posées sur les pectoraux ; au bout d’1/4 d’heure il se mettait sur le côté droit, le bras droit en L autour de sa tête, la main gauche sur le biceps droit et il attendait le sommeil… ». Cela peut ressembler à une sieste de vieux, ce « moment mortel où plus rien ne se passe même pas le temps ». Ou à un cauchemar à la Munch (Le Cri) : « "Merde ! Il y avait un macchabée emporté par le courant", s’écria-t-il dans le wagon tandis que le train enjambait un pont au-dessus d’un fleuve gris et épais ». Ou à une réminiscence : la remontée de « la rue d’Alsace du côté du parapet en surplomb de cette mer de quelques hectares aux vagues régulières, rondes et grises : l’un des plus beaux paysages de Paris », rappelle la traversée des « rangées de ceps, une à une, en culotte courte, les genoux gercés, un cartable insupportable à la main droite ».

« Un homme qui dort », écrit Proust, « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. (…) mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre ». Les Parques font des nœuds, et coupent. Par ces bouts-débuts de roman, Blaine s’apprivoise-t-il à la mort ? Au cours de sa visite quotidienne à ses parents nonagénaires, le narrateur croise des personnages que, dès sa sortie, il s’exerce à imiter. Il excelle dans le rôle d’une vieille courbée, qui psalmodie ses « aïe ! aïe ! aïe ! ». Après la mort de son père, il écrit : « La nuit quand je somnole, dans mes éclats d’éveil, je me surprends à imiter l’agonie de mon père... ». Les 11 derniers débuts, sur 6 pages, sont datés (2015, 2016) et accompagnent la photo du visage de ce père « parti / Sereinement / Sereinement absolument » —pour revenir « caché dans un petit cagibi. / Il était légèrement assoupi. / J’ai pensé que je rêvais, j’étais si étonné… / Il s’est éveillé, c’était lui, il a souri et j’ai refermé la porte ».

Mais Blaine ne nous refera ni la Recherche, ni le monologue d’Hamlet. « Ma présence est absence », écrit-il au bord du départ de son père, confins étranges qui imposent l’usage des italiques dans la phrase « son sommeil est terrible à supporter ». Dans l’entre-deux : « Son silence est coupé de temps à autres / par des "ah" d’intensité différente : du murmure au cri ». Coupé, recoupé. Tel ce roman par (dé)b(o)uts.

 

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