Essai sur la poésie numérique de Jacques Donguy par François Huglo

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23 juin
2023

Essai sur la poésie numérique de Jacques Donguy par François Huglo

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Essai sur la poésie numérique de Jacques Donguy

 

 

                                    Ou vers un élargissement du langage

 

 

            Jacques Donguy, acteur et témoin (à travers de nombreux entretiens) de l’aventure, est l’un des mieux placés pour écrire, depuis la France, une histoire de la poésie numérique, aussi internationale que l’histoire des moyens (media) de production et d’échange, en particulier des idées et des arts, avec ce paradoxe d’une accélération à la fois des progrès technologiques et de leur obsolescence (on pense à Chronos dévorant ses enfants). Apollinaire, Marinetti, avaient-ils envisagé ces précoces sénescences de leur futur ? Même si les poèmes sur minitel (par exemple) sont devenus d’étranges pièces de musée, ils ont participé à un « élargissement du langage », à une épopée qui continue. À une utopie ? L’historique est pourtant un état des lieux, indispensable (le premier en France) à l’heure où tous s’interrogent sur une « intelligence artificielle » dont les pionniers de la poésie numérique ont éprouvé, compris et précisé les limites : cette intelligence n’est que la nôtre, et cet artifice leur art.

 

            « On peut mettre en question le terme d’"intelligence" ou de "créativité" pour l’ordinateur », écrit Jacques Donguy dès sa préface. Plus loin, il citera A.M. Turing qui dans son article « Computing Machinery and Intelligence » (1950) « préfère parler de statistiques ». Donguy invoque une lettre de Descartes au père Mersenne, où le philosophe que, selon le poète brésilien André Vallias « nous n’avons pas compris », imagine une « langue nouvelle basée sur un système décimal de numérotation », et Leibniz dont le « langage des signes » utiliserait « un système combinatoire basé sur les chiffres comme 1 et 0 ». En 1660, Quirinus Kuhlmann proposera dans son « XLIe baiser d’amour céleste » un poème de 4 strophes à mots permutables pouvant produire 6.227.O20.800 poèmes distincts. En 1952, Christopher Strachey produira « un algorithme de lettre d’amour combinatoire pour l’ordinateur Ferranti Mark 1 » pouvant générer des millions de lettres différentes. Autres « prédécesseurs » : Albert Ducrocq et sa machine « Calliope », ce « robot poète » électronique, Hans Magnus Enzenberger, Le Corbusier avec Edgar Varèse, Raoul Vaneigem avec Henri Lefebvre et Guy Debord, l’OULIPO et l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs), créé en 1982. De Gutenberg à internet, la diffusion du savoir s’est élargie et accélérée. Avant Marshall Mc Luhan, Walter Benjamin a ""posé la question de « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique ». La poésie numérique a commencé avec « la diffusion des premiers ordinateurs portables grand public ». En 1985, une exposition organisée par Jean-François Lyotard au Centre Pompidou expérimentait « une écriture collective sur ordinateurs » et un « labyrinthe du langage ».

 

            Aux « ingénieurs et chercheurs dans un premier temps » (Theo Luz, Victor H. Yngve, Margaret Masterman et Robin Mckinnon Wood, Jean A. Baudot, Richard W. Bailey, Pieter Laurens Mol, Gerrit Krol), ont succédé les poètes, « véritables pionniers » : Nanni Balestrini qui accéda à l’ordinateur en 1961 grâce au compositeur Luciano Berio, et travailla avec Umberto Eco, Brion Gysin et sa « machine poetry », Emmett Williams qui participa en 1962 au premier concert Fluxus à Wiesbaden, Dick Higgins « théoricien de l’Intermedia », Alison Knowles, Jackson Mc Low « co-éditeur avec La Monte Young de la mythique "An Anthology" », le portugais Pedro Barbosa, Miroljub Tudorovic qui lança à Belgrade la revue « Signal », le danois Eric Andersen « connu comme un artiste Fluxus », le suédois Bengt Emil Johnson, l’autrichien Marc Adrian.

 

            La diffusion de l’ordinateur portable dans les années 1980 fit émerger « la deuxième génération » : Jim Rosenberg, qui définit l’hypertexte « comme toute forme de texte avec des opérations de structures interactives intégrées », John Cayley Richard Kostelanetz, au Canada Barrie Phillip Nichol, au Brésil Waldemar Cordeiro, Augusto de Campos, Décio Pignatari, Eduardo Cac, André Vallias, Erthos Albino de Souza, Arnaldo Antunes, en France Jean-Pierre Balpe, créateur de l’ALAMO avec Paul Bafford, Jacques Donguy qui opposa à « la poésie blanche » une « écriture par collage » et fut « le seul à présenter », lors de la première Journée de la Poésie en 1983, « un texte sur écran d’ordinateur », avant de développer les captures d’écran pour publications ou expositions. Recherché par la police hongroise pour avoir participé au déboulonnage d’une statue de Staline, Tibor Papp passa de l’Autriche à la Belgique puis à la France où il travailla sur des « Poèmes visuels sur ordinateur » et, avec Claude Maillard, des « Dressages informatiques ». Philippe Castellin reprit en 1990 la revue Doc(k)s dont le n° 10, en 1997, accompagné du « 1er CD-ROM de poésie numérique jamais publié », était intitulé « Poésie & Informatique ». Donguy cite encore Alexandre Cherban, Christophe Petchanatz, Annie Abrahams, avant d’esquisser un panorama de la poésie numérique au Portugal (E.M. de Melo e Castro, Silvestre Pestana), en Argentine (Ladislo Pablo Györi, Fabio Doctorovitch), en Italie (Catherina Davinio).

 

            À partir de l’an 2000, une nouvelle génération est incarnée en France par Philippe Boisnard, créateur avec Fabrice Thumerel du site « libr-critique.com », qui à partir de la catastrophe de Fukushima envisage « une poétique de la post-humanité », Éric Sadin connu par ses livres sur « La vie algorithmique » (2015) ou « La siliconisation du monde » (2016), Anne-James Chaton, Lucille Calmel, Pascale Gustin, Susana Sulic, Gregory Chatonski. Au Brésil Gisèlle Beiguelman, Wilton Azevedo. En Autriche Jorg Piringer. Aux États-Unis et au Canada Charles O. Hartman, Daniel Howe et Aya Karpinska, Taroko Gorge, Nizk Montfort, David Jhave Johston, en Angleterre María Mencía…

 

            Complétée par un relevé des « manifestations », expositions, revues sur disquettes informatique (« Alire », initiée par Philippe Bootz, et « KAOS » de Jean-Pierre Balpe), sites internet encore lisibles, et par un index, une bibliographie, l’impressionnante documentation réunie par Jacques Donguy, dont l’essai est traduit en anglais dans les dernières pages, est aussi photographique, sollicitant une lecture non linéaire, active, ouverte. La guerre entre écrans et livres n’aura lieu ni en ce livre-là, ni en ce taudis-ci.

 

 

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