Exils de Carole Naggar par François Huglo

Les Parutions

22 déc.
2021

Exils de Carole Naggar par François Huglo

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Exils de Carole Naggar

               « Les migrants et les déplacés » sont « des figures centrales du monde contemporain », écrivait Didier Fassin cité par Maurice Fréchuret dans Images de l’exil. Carole Naggar les dessine : « Migrants je parle de vous. Nomades qui dormez / sur les bancs de la nuit / Sur les marches de l’aube / Dans les épluchures du luxe / Aux marges des guerres, / À quai sur ce siècle. / Dormez dans la boue, les sables, les ordures / Sous des tentes d’oubli des couvertures d’ignorance ». Elle-même et sa famille ont connu cette réalité que décrit Tobie Nathan, cité par Gilbert Lascault dans sa préface : « En octobre 1956, on pourchassait le Juif dans les rues du Caire, comme en 1948 ou en 49 (…). Trois mois plus tard, nous embarquions à Alexandrie à destination de l’Italie ». Mais poète, critique d’art, historienne de la photographie, Carole Naggar atteint à travers les circonstances historiques, à travers les visages qui la hantent, l’exil intérieur qui tisse de vent et de désert ceux-là même qui croient ou prétendent appartenir, obliger les autres à appartenir.

 

            L’exil est « notre commune blessure / Ce trou d’absence et de chaos qui tourne et tourne / Au centre de l’être », écrit-elle à propos de Giacometti qui « taille le vide » avec « Une douce nécessaire sauvagerie ». Cet « homme debout » sculpteur de marche revient dans les Masai photographiés par Carole. Ils « sont fiers et leurs membres si longs / Qu’on croit voir de gracieux fantômes quand ils marchent ». Ils « n’ont rien / Que quatre huttes de boue au bout de la brousse et leur beauté / De corps ». Les migrants tiennent leurs « possessions dans un mouchoir ». Rien ne leur appartient, Carole n’appartient pas : « je reste / étrangère sans rémission / N’appartenant / À nul pays / Nulle épaule : / Je ne sais pas / Appartenir ».

 

            Visage de l’exil intérieur, le grand-père maternel Nono, « bâtonnier à la cour du dernier roi d’Égypte / Son compagnon aux cartes », qu’il fournissait en « films / Pornographiques », avait « décidé de sortir du temps / Et ne disait plus que la même plainte à propos de tout » : un « ça n’y fait rien / Où la faute de français me bouleversait plus que tout ».  Carole elle-même dira : « Je n’ai pas / Élu l’exil. / Il m’a choisie / Avant moi. / (…) / Je ne / viens pas d’un lieu, / Je viens du temps ». Autre visage, celui de David, « exilé du désert / Qui ne pouvant changer de pays / A changé du dedans l’occident où il se trouvait, / L’a forcé et par l’appel de son désir / Y a fait couler le désert comme une source ». Dans sa mémoire, se mêlent des cimetières : Père-Lachaise et « jardins de la mort à Malte Istanbul / Salonique Venise », où l’espace libre « empli de chants d’oiseaux » peut offrir « une chambre d’amour ».

 

            Chacun exilé dans son corps ? C’est ce que dit David : nous sommes « condamnés à errer » dans cette « prison de chair ». La « seule échappatoire possible, / c’est le regard, / La lumière de l’œil dit le Talmud / —si / J’ai vécu absorbé par quelque chose, / Alors je pourrai mourir ». Nous sommes jetés au monde. Le premier exil n’est-il pas le traumatisme de la naissance, l’âme tournant « avec un placenta de peur collant ses ailes » ? On se souvient du vers de Nerval, « J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène… » en lisant ceux de Carole : « J’ai nagé par les lourdes eaux de l’avant-naître / J’ai su le vaste corps de fourrure et de lait. / Je suis étoile d’un trou noir, absence sans reflet, / L’odeur de ma perte en secret mêlée à l’être ». Et « sans mots ma mère je crie vers toi ».

 

            L’exil installe et entretient une distance avec tout. « Le Caire / Quitté / Se tient encore entre ma vie et moi / Entre les yeux et le regard, le papier et la main ». Des bouches prononcent les mots d’Edmond Jabès « Comme venus / D’une infinie distance ». Celle où « Sous le ciel / Ample et blanc / J’écoute une voix / Du désert du dedans / Une voix sans visage. / J’imagine / Un visage sans voix. » Jabès ne réside pas « Dans l’urne petite » mais « Dans le vent », qui l’essaime « Aux quatre coins d’exil », avec les « feuillets d’un même livre / De mémoire d’oubli », sur « d’autres continents ». Grâce au vent, « le regard s’allège. Il projette à l’infini sa ligne de mire ». Et « Bleu clair, le ciel montre sa cruauté ». Dans « la prison du corps », notre forme est « provisoire ». Les Inuits « Suscitent l’esprit du vent captent la métamorphose / Où l’homme devient phoque otarie cormoran ours ». Le vent apporte une odeur d’épices, « safran Zahar Ras-El-Hanout », où s’échangeaient « différences » et « ressemblances ». Mais « c’était avant, quand on disait sans haine sans honte / Mon ami juif, musulman, chrétien ».

 

 

 

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