Il y a autour de Gaza de Sylvie Nève par François Huglo
Pour « faire entendre autrement ce qui bruit à Gaza », Sylvie Nève rassemble autour de son poème Bande de Gaza devenu, grâce à Éric Daubresse (1954-2018), « une pièce musicale pour trois chanteuses et un chanteur, un violoniste et une percussionniste », son « Ode à Oum Kalthoum », « Salammbô Oum Fairouz », et « Extraits d’Orient ». Les voix et musiques invitées, l’empathie qu’elles éveillent par l’oreille, posent la même question que Charles-Louis Martineau qui, en avril 2007, rendait compte dans Web-gazette de la création de l’oratorio au théâtre d’Arras : « l’ "homme", nous donc, a-t-il encore un reste de pouvoir ou de dignité pour ne plus se satisfaire de la fatalité médiatique qui, chaque jour, nous déverse les images de l’inacceptable accepté, Gaza, Darfour, Guantanamo, famines, otages, gestion politique du massacre ». Loin des manichéismes dominants, Martineau ouïssant Nève, Daubresse, et leurs interprètes n’oubliait ni Gaza ni la Shoah, n’invoquait pas l’une pour nier l’autre, mais voyait dans la gaze mise en place par un « dispositif minimal » l’ « évident symbole de la détresse des corps », entendait en elle le « phonème de l’horreur, gaza, gaz, Shoah, Gaza », et nous déportait « sur les territoires d’une absurdité patiemment construite jour après jour », pour déchiffrer « un palimpseste de l’humanité, où se mêlent strates de géopolitique bégayante et constellations minérales ». Par Sylvie Nève, le bégaiement de l’histoire rencontre, comme l’écrivait Jean-Pierre Bobillot, le « "bégaiement créateur" dont parlaient Deleuze et Guattari à propos de Gherasim Luca ».
Si « l’ancêtre oud » relie « la tombe de Pharaon / à la chanson de Roland », la voix d’Oum, « déguisée en garçon / dans les mosquées par le père », ce « papa Imam » qui « enseigne la psalmodie », est la voix d’un féminisme, qui répond à l’ « ardeur du sens » où « se fond Allah / seule voix d’homme » par l’ « ardeur des sens ». Le père est gêné par « la voix puissante » de « sa fille devant des hommes qu’il ne connaissait pas ». Enregistrée au Caire dès 1924, radiophonique en 1934, la voix devient « transe » et « théâtre ». Par elle, « le Nil cadence les grands soirs / de Castille, Bagdad, Istanbul, Tripoli, Rabat, Agadir, Gaza ». Elle se joint aux voix de Nasser, d’El Sadate, devient « la voix arabe », fleuve et foule « jusqu’à l’extase ». Elle pleure la défaite de1967, la mort de Nasser en 1970. Elle est la « voix de l’orient » qui « chante le temps ».
L’incipit du poème « Salammbô Oum Fairouz », « C’est à Baalbek, faubourg de partout », rappelle celui du roman de Flaubert. Née en 1934 d’une famille chrétienne, Nouhad Haddad entre en 1947 dans la chorale de Radio-Beyrouth. Son directeur la surnomme « Turquoise Nouhad— / Fairouz / en arabe ». Nève entend « coloratur—quoise—Fairuz ». Deux frères composent pour elle, en 1956 leur style s’impose au Festival international de Baalbek, « faubourg de partout », entre La Machine infernale de Cocteau et un récital Wlhelm Kempf. En 1961, « s’y marient andalouses / mélodies et occidentale musique / classique Ode à Baalbek métisse / belle pas Babel ». Fairouz « incarne / peuple, indépendance ». 1970, Jordanie, septembre noir : « milliers civils palestiniens tués / Yasser Arafat et ses combattants repoussés / au Liban ». À Balbek, Fairouz chante « comédies satires grinç / hante l’instabilité politique jusq’ / l’épuisement l’AVC ». En 1975, « guerre civile éclate ». Reprenant le Vaduz d’Heidsieck, le vers « autour tout autour de Beyrouth » annonce « autour tout autour de Gaza ». Mêmes bandes, même mosaïque humaine, même peau de léopard : « il y a des chrétiens il y a des musulmans / et il y a des réfugiés / il y a des Palestiniens chrétiens / Il y a des Palestiniens musulmans ». Et « il y a des druzes / il y a des chiites / et il y a des sunnites / des juifs, des grecs orthodoxes ». Hezbollah et troupes israéliennes. Sabra et Chatila. Musique est partage d’ « amour-douleur / pays d’où leur et nôtre / nation naissons / plusieurs ». « Extraits d’orient » parle de la Palestine comme d’un « golem des nations », qui « n’est pas—est », et traverse « le silence et l’immensité » d’un orient « jadis grouillant de Grecs, de Levantins, de Cavaliers / arabes », un « désert jamais vide » où « se croire au bord ». Un « orient désorienté », dira « Bande de Gaza ».
Une tour de Babel, « tourne babil au centre du monde » (« SDN, ONU, volapük » et « Yalta Oslo Babel / monde ! ») — « Nabka—1948, déjà »— a fait de la bande de Gaza une « peau de léopard », une « bande vieille peau déchirée / par le chagrin, le Livre / relié en plein cha- / grain de la peau d’espoir ». Le seul rêve, dit un Gazaoui, serait de sortir de la bande devenue prison. Les « Il y a » psalmodiés par Nève font tourner « autour de Gaza » des mahométans, des hérétiques, des incroyants, des relapses, des goys, des manichéens, des marannes, des mudéjars, des mozarabes, des juifs, des derviches, des soufis, et « des raisons / qui séparent des Palestiniens / d’autres Palestiniens » : un « Mur / Barbelé », dont les « briques » sont « méandres », « murmures », « brimades », « lambeaux-mémoire », « distances confisquées », « passé / ravalé / avenir / dévoyé », « Minorité / Bègue / Mémoire ». Et « beaucoup d’autres hommes », enfants et « vieux qui peinent ». Tout autour de Gaza, il y a nous, « des gens aussi », briques de la même pâte humaine mais cuite et recuite dans les moules anguleux d’identités étanches et sourdes, qui avons bâti un « Mur / Épais / Sans paix », mur d’absurdité. Reste à « imaginer autour ». Et entre les briques. Imaginer qu’elles ont, comme les murs, des oreilles.