J’essaie de tuer personne de Sammy Sapin par François Huglo

Les Parutions

31 mars
2020

J’essaie de tuer personne de Sammy Sapin par François Huglo

  • Partager sur Facebook
J’essaie de tuer personne de Sammy Sapin


Mieux qu’un reportage ou un roman « en immersion », soixante douze poèmes brefs nous montrent l’hôpital vu de l’intérieur par un infirmier, un infirmier vu de l’intérieur par l’hôpital qui l’habite : leur osmose, avec nécessaire prise de distance, humour vital. Pas plus que la métaphore militaire (front, première et deuxième lignes, arrière), celle du spectacle ne peut convenir : séries où le médecin tiendrait le premier rôle et l’infirmière, si elle est amoureuse de lui et se suicide à la fin, le second. « Rien de plus infilmable » que les « ombres ménagères », ou « une aide-soignante qui fait son travail », les « figurants » et « ceux qui n’apparaissent pas ». On a beau les applaudir, ils ne jouent pas les héros, même s’ils font « pour la gloire » tout ce qu’ils font : « Quand on me demande mon métier je dis : infirmier. // Si on me demande ensuite comment c’est, je dis : / c’est bien. J’essaie de tuer personne. // (…) / Il y a toujours des risques. / On est toujours responsables. / C’est pour ça qu’on est si bien payés ».

…et si bien considérés ? « ah tu es aide-soignante », disent les gens à une collègue, « et ils pensent / elle torche des culs quoi ». C’est vrai. Vrai aussi que sportif ou sportive, jeune ou vieux beau, « on finit tous / par se faire dessus ». C’est vrai, mais ça ne s’arrête pas là. « Une aide-soignante elle / REMPLACE un MEMBRE », dit la collègue pour définir son métier. Elle est le bras, la jambe, les yeux qui manquent. Par elle, un MEMBRE de la famille, ou même l’esprit de celui qui l’a perdu, est retrouvé.

Parfois, l’hôpital est quand même un spectacle : les jours de certification. Des gens de l’extérieur doivent le juger correct. On repeint, « on change les ordinateurs et les filtres de / la machine à café », il faut « se tenir à carreaux », siffloter « pour montrer qu’on est de bonne humeur ». Plus c’est du spectacle, moins c’est un hôpital : « et s’il reste un peu des sous / pour défrayer des figurants / on remplace les malades / par des personnes en parfaite santé ».

Ce qui ne peut se filmer peut se sentir, par un sens qui n’est « pas tout à fait le sens du toucher ». L’infirmier doit s’identifier au biseau de l’aiguille, puis au cathéter, enfin au sérum. Entrer dans la peau, vraiment, et dans la veine, dans le sang. 

De même que le doigté, où le sens du toucher s’exerce et s’accomplit, trouve sa traduction sociale dans le tact, l’éthique et le sens politique peuvent être traduits l’un par l’autre sans déborder en discours, sermons moralistes d’un côté ou tracts de l’autre, qui ressembleraient aux « gestes idéaux / dans des positions de rêve » imaginés par les « imbéciles » et les « escrocs ». C’est « en presque toute innocence » que « la loi de 2012 », Hôpital Santé Patient Territoire, a « poursuivi le travail de sape / et de destruction que d’autres lois, / avant elle, avaient entamé ». L’infirmier le sait intimement. Il lui « suffit de demander aux anciennes. Elles vous parlent d’un monde où il y avait le temps. Où il y avait les effectifs / (…) / C’était un autre monde. Pas un monde enchanté non plus. Pas un monde de conte de fée. // Mais un autre monde que celui-ci ».

Ce monde est absurde. Visiblement. « Pour rassembler / dans de grands bâtiments / autant de souffrance / de haute technologie / de germes / et de murs blancs / il fallait // vraiment le vouloir ». Absurdité des critères et objectifs, comme de la politique du chiffre dans la police. Il faut consommer plus de Solution Hydro-Alcoolique, il faut en mettre « partout / sous les aisselles entre les cuisses », s’en tartiner entre collègues, s’en brosser les dents. C’est aussi un monde rêvé, où une « voix moite, pareille à la rosée des premiers jours d’été », demande de la rappeler car elle a une mission à proposer. Où les « pygmées primitifs » sont « des trisomiques » et les « vahinés superbes et langoureuses » des « aide-soignantes ». Rêvé par les patients, surtout peut-être ceux atteints d’Alzheimer ou de Parkinson, ces « sœurs jumelles / nées sous le signe des gémeaux ».

L’un des personnages récurrents, la formatrice aux aisselles auréolées, met en garde contre « la Toute-Puissance » qui guetterait tout soignant : à lui de reconnaître et de combattre sa « part sombre » de « Voyeur et de Sadique ». Exagération pédagogique ? Mais on ne peut lui donner tort quand elle affirme : « vous allez / devenir des soignants, pas des Guérisseurs. // Laissez la guérison aux Marabouts, aux Rebouteux et aux / Shamans de l’Amérique du sud. // Vous, vous n’êtes qu’un rouage / du système de soins / et vous devez / essayer / avant tout / de / ne pas nuire ». Message reçu cinq sur cinq, le titre du livre en témoigne. « Pas de mystère et pas de magie » : ceux qui « apprennent plus vite et mieux » sont ceux « dont les mains / ne tremblent pas ».

Le soignant peut se réveiller « cousu dans la peau d’un patient » et se dire « mec tu as le droit de décrocher / (…) / profite de ne pas savoir ce que c’est / d’être / à la place des autres ». Il revient à lui comme après le soin, ce rouage dans sa vie comme dans celle de l’hôpital, le patient revient à lui. Chacun repart de son côté. Avec, côté soignant, ce pli : « Moi je me dis quand je serai sur un lit de mort / (parce qu’à force d’y voir les autres on finit / par se faire une idée / (…) / je ne chiquerai pas au type digne / je me laisserai aller ».

Retour à la liste des Parutions de sitaudis