L’année 2.0 de Claude Minière par François Huglo

Les Parutions

06 nov.
2022

L’année 2.0 de Claude Minière par François Huglo

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L’année 2.0 de Claude Minière

                           Surmontant le titre moderne et l’illustration antique (Orphée charmant les bêtes sauvages, sarcophage du IIIème  siècle av J.-C.), le nom de Claude Minière nous guide (descente aux enfers ?) vers une recherche minérale, géologique ou archéologique. Vers un temps vertical —et « Le chant vertical, le silence étendu »— une histoire et une mémoire interrogées à coups de sondes. « Je creuse le mythe, qui n’est pas fait pour ça / mais quoi, l’Enfer ?  Et avancer sans se retourner ? Les humains creusent, même le superficiel / qu’ils déploient sur la terre le ciel. / Eurydice était dite raisonnable / la fable cherche sa raison ».

 

            Dès le premier vers d’une première section intitulée « Mésopotamie », se jouxtent (s’échangent) la géographie de l’ « entre deux fleuves » et le corps, ses « deux positions », dans une fouille des « pensées » et des « souvenirs », à la rencontre de restes qui « ne sont pas en paix » car s’y inscrit « du refoulé, des clous », ceux qui « fermaient le cercueil ». Nous traversons une superposition d’échantillons (vers) plutôt qu’un dédale, un trafic syntaxique (prose). Une méditation n’enchaîne pas mais laisse venir, monter de couches plus ou moins profondes, « quelques miettes de connaissance » que Minière se « contente d’apporter au savoir commun ». C’est comme une réminiscence échappée de l’ordre du temps, que figurerait l’horizontale. Ou plutôt une nouvelle intersection des deux axes, le spatial et le temporel, un nouveau zéro. « Ni antique ni moderne le zéro / est de tous les temps ».

 

            Ainsi pratiquée, la poésie n’est « pas prévisible ». Elle n’installe pas la Nature en majesté, se contente du « naturel ». « Le texte tombe naturellement / Il faut ainsi le pousser jusqu’au bord ». Ce naturel, elle l’obtient par son geste qui le ramène « dans la civilisation ». Ce mot désigne des empires, leur « dur silence de sable de pierre ou d’or ». S’oppose à eux « la fluidité des paroles ». Car « nous ne sommes pas des monuments ». Nos « cantiques d’amour se font un chemin / parmi les héroïsmes, les antiques sons / les pots les tessons ». Pas seulement antiques : on peine à dire que les empires renaissent, car ils n’accumulent que des strates de charniers et de ruines. « Les héros morts retrouvent le zéro ». Seule origine : « la pliure du livre ». La « beauté des épaules des femmes » vient de ce qu’elles « ne portent pas le Monde, mais l’émergent hors de l’immonde ». Tel Orphée courant « avec Diane avec les animaux ».

 

            Si les époques se touchent, « s’ils creusent si j’écris », comme pour « des inventions sans cesse » de « la vraie croix », rien n’est perdu, ni « jeunesse » ni « paradis », ou du moins « je n’ai, à vivre, rien perdu », et « m’éteindrai comme une bougie / il suffira qu’un Ange souffle ». Sans cesse, le passé est remanié : « L’histoire a apporté des retouches / aux assyriens, aux égyptiens ». Les poèmes « ont varié la manière de quitter. / Ils quittent pour aller retrouver ». Recueillir « avec humilité » le « quotidien » dans des « objets », c’est « penser à la vie / avant la mort ». Et « il nous faut bien parler des morts / pour parler des vivants », même si on en parle « comme d’un mythe ».

 

            À la rigidité des empires et de leurs dirigeants (les « promesses des dirigeants (…) rigident les gens » et « font parler les morts »), aux « babils » de leurs « jardins suspendus », résiste la fluidité vitale, celle « des populations entières disséminées » qui « traversent mon cerveau ». Celle, aussi, du Styx ? Victor Hugo s’embarque avec Léopoldine : « Demain à l’aube je partirai / dans une barque comme tu sais ». Mais le « pli » garde « l’âge enfantin » comme « tresse des mouvements d’un corps adamantin », adjectif minier signalant un gisement de diamants : « des jours heureux l’éclair entrevu ». Vivant, « je déborde » et refais « le lit » du fleuve, « le livre des amis et des ennemis ».

 

            Si « la terre promise fut une idée nouvelle / bien plus que celle du bonheur », fut-ce une bonne idée ? L’ailleurs des amants n’est pas une promesse mais un présent, dans les deux sens du mot, « auprès d’un dieu railleur de nature ». Quant aux poèmes, ils ne valent rien, le rien de Guillaume d’Aquitaine : « vauriens / comme d’un guillaume loin / cachés sous l’héroïque / et crânes au possible ». Un zéro « de tous les temps », contrairement à ceux sur lesquels les « calendriers ne peuvent s’entendre », chacun se prétendant seul maître des horloges. Partout, au croisement d’une abscisse et d’une ordonnée, « la première ligne du poème est zéro / d’autres viennent ensuite / d’autres viennent avant », comme à partir du zéro « tous les nombres négatif positif ».

 

            Le tors, « Torso », troisième des quatre sections, entre « Calendrier » et « Penser à Orphée », s’enroule autour du zéro. « Ni antique ni moderne le torse est tordu », s’arrachant « tout droit à l’obscurité », résurrection et érection, il « tire / le corps vers le haut ». La « torsion de la pensée » est « comme papier dans le feu » et, « tordue de désir », elle « s’enroule à la vision » (ou à l’audition : « musique / en spirales »), mais « invisible aspire / à rester spirale ». Désir demeuré désir, ou vertige du Cogito ?

 

            Des enfants jouxtent des statues. « Dans le jardin public », ils « respirent en jouant » un « parfum d’antique ». Jouxter, toucher. De vers en vers (de proche en proche), « le poème touche le réel de manière inattendue ». 2.0 : « entre deux versants », l’instant « dans le zéro entre hier et demain » est celui de la lecture. Le « je » du livre « vous tient par la main » pour autant qu’on tienne la sienne. « Oh vous n’en voulez pas ? ». De ces offrandes critiques, jeux et prières ? De ces tournures, de ces manières, de ces pudeurs amoureuses ? De ces précautions poétiques devenues, dans le vacarme ambiant des affrontements, « une impudique mezza voce » ?

 

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