L’arrestation de Jean Esponde par François Huglo

Les Parutions

22 avril
2020

L’arrestation de Jean Esponde par François Huglo

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L’arrestation de Jean Esponde

Jean Esponde étonnera toujours ses lecteurs. Ceux qui l’avaient quitté « dans la corne d’Afrique, au parfum de poussière épicée bordant désert et Mer Rouge », sur les traces de Rimbaud ou de Lucy, le retrouvent ici à Prague, « capitale européenne et continentale, antidote urbain », sur les lieux fréquentés par Kafka. Cherche-t-il à nous semer ? Nous ne rencontrerons pas plus, ou pas moins, de narrateur que dans un roman par lettres : l’enjeu du livre passe de main en main, balle échangée entre Pierre, journaliste littéraire qui travaille sur les écrivains tchèques d’aujourd’hui, et Françoise, étudiante qui hésite entre Barthes et Derrida pour un sujet de mémoire sur des essayistes ou philosophes tentés par la fiction. Scintille un fil d’Ariane : Esponde avait publié en 2009 Roland Barthes, un été. Les affinités entre Derrida et Kafka, entre Derrida et Barthes, nous promènent des années 70 en France à une Europe des spectres, dont les personnages deviennent ceux d’un roman composé « en abyme », qui émergerait des travaux préparatoires (documents, discussions) échangés entre deux narrateurs. Mais roman non romancé, jouant et dansant sur les pointes rebondissantes d’une sorte d’essai dialogué, par-dessus tout risque d’enlisement biographique : « se contenter du plus vraisemblable, ne pas me laisser aller à romancer ». Pierre fait part à Françoise de ses « réserves sur les biographies concernant surtout le côté "vulgarisation psy" ou "commérages people" ».

Entre Kafka, Barthes, et Derrida, circule un même refus de toute assignation à résidence, que ce soit par un État ou par une communauté. Kafka : « Les poètes tentent de greffer aux hommes d’autres yeux et de transformer ainsi le réel. Ainsi sont-ils des éléments dangereux pour l’État, puisqu’ils veulent transformer. Or l’État et ses dévoués serviteurs n’aspirent, eux, qu’à durer ». À des amis lui expliquant ce que signifie « être tchèque, slovaque, juif ou européen », et revendiquant « égalité, recherche et affirmation de soi », le narrateur répond en s’appuyant sur une conférence de Derrida sur l’Europe dans « L’autre cap » : « on ne peut pas être aujourd’hui exclusivement tchèque, ou autre chose -musulman, artiste...- de part en part en quelque sorte, et rien d’autre ». Kafka : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même » (Journal, 8 janvier 1914). Derrida refusait « ce mot même de communauté ». Barthes : « recherches sans trop d’espoir dans son cours sur "le vivre ensemble" ».

Mais un État policier a vite fait de transformer ses opposants en ennemis du peuple. Incarcéré à Prague du 30 décembre 1981 au 1er janvier 1982 pour trafic de drogue, Jacques Derrida qui porte avec lui, lors de son arrestation, les feuillets d’une communication sur le texte de Kafka Devant la loi, se souvient peut-être de la première phrase du Procès : « On avait sans doute calomnié Joseph K ; un matin sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté ». Mais à son avocat lui disant en aparté « vous devez avoir l’impression de vivre une histoire de Kafka. Ne prenez pas la chose au tragique, considérez cela comme une expérience littéraire », il répond que ce n’est pas une fiction : qu’il prend « cela au tragique, mais d’abord pour lui –ou pour eux, je ne sais plus ». Plus tard, Derrida critiquera « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu » de Baudrillard. Non, ce n’était pas une fiction.

Pascale Casanova, qui comprend « la série des choix linguistiques et stylistiques de Kafka à partir de son opposition au Cercle de Prague », voit dans « le tribunal omniprésent » qui menace Joseph K « la pression d’un antisémitisme croissant ». Loin de tout repli sur lui-même et sur son travail littéraire, le mode de pensée de Kafka le porte à « réfléchir sur les groupes, les classes, les nations ». Fils d’un Juif soucieux de s’intégrer à la minorité allemande, Franz est « bien conscient qu’Allemands et Tchèques sont en rivalité et tolèrent à peine les siens dont il ne connaît pas la langue, habitants de seconde zone, potentiel cloporte ». D’où « l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire ». Ainsi, la mère juive n’est pas une « Mutter », mot chargé « autant de froideur que de splendeur chrétienne ». Aharon Appelfeld saluera en Kafka « un homme qui n’avait pas connu la Shoa, mais qui en avait eu la vision cauchemardesque ». On pense à Hannah Arendt quand Kafka écrit : « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de ministère ». Et quand Derrida écrit : « Étant donné le caractère originaire et indéracinable de la pulsion de mort ou d’agressivité, aussi bien que la pulsion de pouvoir et donc de souveraineté, aucune illusion n’est à entretenir quant à l’éradication du mal ».

Gamin juif dans une banlieue populaire d’Alger, Jacky Derrida est chassé sans préavis « de son lycée et de la nationalité française en application très empressée des lois anti-juives de Vichy ». Plus tard, il écrira à son collègue et ami Gérard Granel : « je n’arrive pas à dire "nous", "nous français" tout simplement […] je suis peut-être moins juif que toi […] C’est peut-être (je ne le saurai jamais moi-même) que je suis trop juif "dissident" pour être juif ». Kafka, Derrida, Barthes, ne peuvent « adhérer à un milieu quel qu’il soit ». Derrida, écrira Barthes, « a été de ceux qui m’ont aidé à comprendre quel était l’enjeu de mon propre travail : il a déséquilibré la structure, il a ouvert le signe : il est pour nous "celui qui a décroché le bout de la chaîne" ». L’un et l’autre se tiennent à l’écart des querelles entre chapelles, revues, leaders. Derrida rompra « avec Sollers et Tel Quel, lesquels regardaient trop d’où vient le vent, c’est-à-dire à ce moment-là la Chine, la Révolution Culturelle ». Barthes « réintroduit tranquillement le sujet, un concept considéré comme définitivement ringard. Le sujet, et même l’état amoureux ».

Depuis le succès de la French Theory aux États-Unis, Derrida porte sur la place publique « des préoccupations éthiques ». Il s’engage « dès sa création dans la Jan-Hus Association en faveur des dissidents de la charte 77 en Tchécoslovaquie, celle dont s’inspireront les premiers dissidents chinois ». Les soutiens de l’association âgée d’un an (deux mois en France) sont repérés. « L’État et la police sont à cran, sur la défensive, et comme la Stasi en RDA, la STB tchèque se montre nerveuse avec l’opposition ». D’où l’arrestation. Et cette citation, très kafkaïenne, de Circonfessions : « Qu’on m’ait chassé de l’école ou jeté en prison, j’ai toujours cru qu’on avait de bonnes raisons de m’accuser ».

Descriptions de Prague et citations de poètes contemporains relient l’époque de Kafka à celle de Derrida et à la nôtre. « Situation fréquente un peu partout : l’intellectuel ou l’artiste coupé du peuple, mauvaise influence, décadent, paresseux, une image encore présente dans nos campagnes : ça peut signifier aussi vouloir une population tournant le dos à des aspirations culturelles, goût de l’art, de la littérature, de la pensée, pour aller vers des leaders politiques manichéens, médiatiques, grandes gueules si possible, slogans et violences ». Et « s’il ne vous importe pas dur comme fer d’appartenir à un peuple, on peut vous y coller de force ».

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