La beauté du monde de Pierre Garnier par François Huglo

Les Parutions

04 janv.
2022

La beauté du monde de Pierre Garnier par François Huglo

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La beauté du monde de Pierre Garnier

 

            Tout Garnier dans un petit album, comme tout un cerisier dans une fleur. Sous le titre « grain de pollen », un poème dissémine le mot soleil : chez ce « poète solaire », tout « se tient sans hiérarchie » en un « monde partagé mais aussi menacé », nous dit en préface Marianne Simon-Oikawa dont le choix compose l’album non destiné aux enfants, mais dont la langue « simple, précise et lieuse » s’adresse « à tous y compris aux plus jeunes ». S’y assemblent « la poésie en vers, les poèmes spatiaux dans lesquels les mots sont traités comme des images, le français et le picard, langue familière de l’enfance ».

 

            « Lieuse » : le mot convient à Marianne Simon-Oikawa elle-même, à ses recherches universitaires entre Paris et Tokyo. Citons deux titres : « Poésie et écriture —alphabet et idéogramme dans quelques exemples de poésie visuelle en France et au Japon » (thèse de doctorat, 1999) et « collaboration de Pierre et Ilse Garnier avec Nikuni Selichi et Nakamura Keiichi » (2016. La même année, Marianne Simon-Oikawa présentait et éditait à L’Herbe qui tremble un choix de textes de Pierre et Ilse Garnier intitulé Japon). Ses travaux ont aussi porté sur « les poètes spatialistes et le cinéma ».

 

            Et si Pierre Garnier distinguait sa poésie « linéaire » de la « visuelle ou spatiale », l’album édité par Fidel Anthelme X dans sa collection « La Petite Motesta » permet de les relier. Un poème « linéaire » décrit un poème « spatialiste » par lequel l’enfant sort du « linéaire » ou hésite à y entrer : « l’institutrice écrivait sur une ligne / dix millions / l’enfant disposait les zéros autour du un / / —et il obtenait un beau ciel ». Linéarité du côté de l’adulte, spatialisme du côté de l’enfant pour qui, comme disait Alice, un livre sans images ne ressemble à rien. Ou la version linéaire d’un poème, « l’exclamation de la goutte de pluie / sur le trottoir / parfois aussi son interrogation », est suivie de sa version spatiale :

 

            p!luie  pl!uie  plu!ie  plui!e

            plu!ie  plui!e  p!luie  plu!ie

            pl!uie  plu!ie  plui!e  p!luie

            plui!e  p!luie  plu!ie  pl!uie

 

            Entre « linéaire » et «spatial », entre enfance et âge adulte, Pierre Garnier et son lecteur se tiennent en suspens. Bien avant « iel » et l’orthographe inclusive, et plus subtilement, ils suspendent le genre : « l’abeil, la soleille / c’est la meilleure orthographe / apesant / le poète modifie le monde ». Entre orient et occident (Garnier a enseigné l’allemand, traduit Novalis et Benn, ET écrit Le Poète Yu). Entre les mots et les choses : le titre est tiré d’un poème où « la beauté et la bonté du monde » sont recueillies dans la bibliothèque, qui est « une salle pliée et repliée », mais n’en sont pas moins « du monde », car « il y a de la paille, des fers à chevaux, / des œufs dans chaque livre », et en tirer un c’est tirer aussi « de l’herbe, des racines, des fleurs, des fruits ».

 

            Un silence dans les mots et dans les choses suffit à suspendre le temps : « j’écoute le chant d’un pinson. / Puis tous deux nous restons silencieux : / qu’écoutons-nous le pinson et moi / depuis des siècles ? ». Les oiseaux migrateurs enseignent le temps par un dessin, une écriture, dont le tracé se confond avec son effacement : « Je n’ai plus de pays / sinon le vol / laissé par les oiseaux / quand ils passent ». Quatre triangles formés à partir du mot picard ob (épervier)  miment son vol. Ou la mer ? « qui dessine des vagues / dessine des oiseaux, / qui dessine des oiseaux / dessine des vagues ». L’universelle solidarité rejoint celle du pollen et du soleil : « trait commun aux hommes, aux chiens, / aux oiseaux : / ils penchent leurs têtes / pour marquer l’étonnement. / Peut-être un souvenir de la fleur / devant le soleil ».

 

            Le poème spatial témoigne de l’immersion des signes : les taches sur le cuir de la vache sont une « carte des continents » qui font d’elle « une vraie fille de la terre ». C’est par le O que les poissons « respirent en surface ». Quand le père faisait son cidre, « ça faisait de la lumière dans la pomme et dans le mot ». Quand on ouvre et retourne le livre de géographie, « les moutons sortent de l’Europe, les lions de l’Afrique ».

 

            Les choses sont-elles traduisibles en mots et l’inverse, comme le « linéaire » en « spatial » ? On lira en français, suivi de sa traduction en picard, le tercet « beauté du jaune, du bleu, / ils sentent le blé et le bleuet / ils sont frère et sœur ». Pas d’album sans couleur. Sous un point rouge, on lit « le rouge gorge », qui devient ainsi le nom d’un germe ou d’un trou mortel —car chez Garnier la mort est « toujours enceinte ». Des oiseaux ne sont retenues que les voyelles ordonnées et colorées, sur un rectangle de bristol superposé au même poème en noir et blanc.

 

            Les poèmes choisis sont tirés de 18 recueils publiés entre 1963 et 2013. L’un d’eux a pour titre Marseille, un reportage (poème) (cipM, 1993). Le poète installé à Saisseval, près d’Amiens, y a gardé ses amis. —« il a de l’oiseau en lui », et de l’arbre qui « s’élève plus haut / jusqu’aux feuilles, jusqu’aux fleurs », et « n’est jamais immobile » mais « bouge » —que serait un arbre « de souche » ?

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