La dernière aventure de Tintin et d’Hergé de Nicole Benkemoun par François Huglo

Les Parutions

02 oct.
2022

La dernière aventure de Tintin et d’Hergé de Nicole Benkemoun par François Huglo

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La dernière aventure de Tintin et d’Hergé de Nicole Benkemoun

 

 

L’Alph-Art ou l’art de l’inachevé

 

            On dirait du Bory ! En couverture, des lettres rouges et blanches sculptent une fusée face à la piste d’étoiles jointes par une ligne claire. Le lecteur de Nicole Benkemoun croisera Jean-François Bory (Ossessione, 1965), mais aussi Philippe Jaffeux (Ska, 2020) et, sur la même page, Isidore Isou, Roland Sabatier, Micheline Hachette, Fernando Aguiar, après une page qui rassemblait Auguste Herbin, Miro, Kandinsky, Klee, et Dufrêne. Avec l’Alph-Art et ses lettres sculptées, peintes, exposées, vendues, et dangereuses, mortifères comme le Theuth égyptien, Tintin et Hergé entrent dans l’aventure de l’art contemporain, poésure et peintrie mêlées. À vrai dire, ils ne l’ont jamais quittée. L’album inachevé fut, pour Nicole Benkemoun, le premier, celui qui l’a orientée vers et à travers les autres. Chaque point de la ligne peut être le premier ou le dernier, comme le 9ème art quand il ne se limite pas à illustrer des récits préexistants, quand la fantaisie ouvre les jeux des lettres et du hasard, de R, G,  et de H.    

 

            Paradoxalement, la ligne claire est expérimentation de l’inachèvement, et du vide dans lequel elle est lancée. Elle « n’est pas synonyme de simplicité » mais « un combat long et difficile, une conquête gagnée sur le débordement et l’exaltation du geste ». Hergé disait : « Il faut encrer en tremblant ». De l’enseignement de son ami Tchang, il retiendra cette formule : « le vent et l’os ». Nicole Benkemoun traduit : « le vent de l’inspiration et l’os de la fermeté graphique ». Le tremblement de la main de l’artiste le rapproche de l’artisan. La ligne claire est le sillon d’Hergé. Edgar P. Jacobs disait : « le sang y circule ». Quand, dans Les Bijoux de la Castafiore, Matéo tresse un panier d’osier, Hergé se souvient peut-être d’Ingres : « Il faut mettre toute la ligne dans le contour : le modelé, les ombres, le mouvement et même la couleur… Il faut que la couleur fasse un panier d’osier ». Walter Benjamin met en relation les notions d’aura et d’artisanat, pour les opposer à la reproductibilité mécanique (celle des fétiches dans L’oreille cassée) et à ce que Nicole Benkemoun passant « de l’aura à l’ara » appelle un « psittacisme généralisé ». Dès Tintin au Congo, Milou se bat avec un perroquet qui deviendra, dans Les Bijoux et dans l’Alph-Art, le double onirique de la Castafiore !

 

            Dans la bande dessinée, « les signes et les lettres avec leur police de caractères, leur dimension, leurs couleurs… sont à la fois visuelles, linguistiques et sonores », produisant des « calligrammes géants, typographies, quasi hypergraphies lettristes… ». Libéré des commandes de l’abbé Wallez, l’album Les Cigares du Pharaon est un « véritable commencement », où « le rêve, la folie, la drogue » se révèlent « d’extraordinaires moyens pour franchir la ligne claire » égyptienne qui lie écriture et peinture, « les hiéroglyphes eux-mêmes étant des illustrations symboliques ». Le Lotus bleu retrouve la « ligne claire des contours, mais avec le mouvement de la vie du pinceau chinois ». Ces deux « premiers albums vraiment personnels » racontent « à leur manière l’Histoire de l’Écriture » et celle «  de la B.D. ».

 

            La ligne claire est mise à rude épreuve par le Supercolor Tryphonar qui, dans Les Bijoux de la Castafiore, crée « une expérience visuelle psychédélique et jubilatoire », un « Op art hallucinatoire » joignant fauvisme, expressionnisme et Pop Art. Dans Tryphon Tournesol et Isidore Isou, Emmanuel Rabu écrira : « Le Supercolor Tryphonar synthétise la totalité des expérimentations poétiques du XXe siècle ».

 

            Fondé par Ramo Nash « au croisement de l’art conceptuel, de l’art minimal et du lettrisme », l’Alph-Art témoigne d’un « Art en procès » autant qu’il ouvre un « procès de l’Art », où le faussaire Fernand Legros et le gourou indien Shree Rajneesh Bhagwan fusionnent pour devenir Endadine Akass. Où tracer la ligne de partage entre le Bien (le processus) et le Mal (le trafic) ? C’est la question qui hante Hergé : comment démêler le vrai du faux et « distinguer les authentiques créateurs, les novateurs et, à leur remorque, les imitateurs, les suiveurs… et les tricheurs » ? Bien et Vie (Tintin), Mal et Mort (Rastapopoulos) « coexistent et sont complémentaires, aucun des deux ne peut disparaître ! Un Yin, un Yang, c’est le Tao ».

 

            Le processus est aussi linguistique. La « fabrication du nom » pratique le mélange des langues. « Le vrai pays d’Hergé », comme celui de Pound, de Joyce et de Barthes, « est le pays de Babel ». « Babeleer » signifie « bavard » en marollien, dialecte bruxellois qu’Hergé, précurseur de « la langue basse » de Verheggen, a utilisé pour le syldave, l’arumbaya, le bibaro. Le passage de « Dali », Avida Dollars, à « Ramo Nash », se fait par le radis (argent, thune), légume qu’à Bruxelles on appelle « ramonache ». Quant à « Endaddine Akass », nom de son complice, Aka rappelle Rackham le Rouge (Ra comme Ramon Nash et Rastapopoulos , H comme hash de Nash, l’artiste rasta). Akass est « le pirate de l’âme et de l’art ».

 

            Grand maître de la Société du spectacle, chef de secte et producteur de films, Rastapopoulos maquillera-t-il en une œuvre d’art le meurtre de Tintin ? « Happening extrême ! Performance artistique suprême ! ». Cette sculpture-sépulture rappelle les tombeaux-sarcophages de Tintin, Milou, et de l’égyptologue Siclone : « Alph-Art / Al-Phar-aon ! Le A est une pyramide ». Mais le Siclone deviendra T(r)yphon. L’œil du cyclone, c’est Tournesol dans Tintin au Tibet : le silence de la lecture et de la surdité —la lecture comme surdité volontaire ?— le tient immobile dans la déflagration tourbillonnante provoquée par le cri de Tintin : « Tchang ! ». Hergé : « Je n’aime pas le bruit (…) Regarde l’art de la Chine, on y parle à voix basse. Jamais de cris ». La « nostalgie » portée par la musique tzigane emmène Tintin loin des bruits mécaniques, répétitifs, tonitruants : sonneries du téléphone, gammes enregistrées d’Igor Wagner, fanfare de Moulinsart. Dans l’Alph-Art, les exclamations de la diva se mêlent au bruit des « initiés » de sa caste, qui s’extasient « devant l’œuvre de Ramo Nash ». À la fin de l’album, en suspens entre vie et mort (de Tintin, d’Hergé), les « cases blanches sont l’expérience du Silence et du Vide ». Avec cette « fin-non fin », Hergé/Georges Rémi cède « l’initiative au Tao », à l’univers en expansion : il rend César à César.

 

            L’ « inachevé processuel » de l’album et de l’œuvre est « en même temps un inachevé existentiel », un « infini turbulent » ouvert dans « le jeu du vrai et du faux ». Les esquisses d’Hergé, comme les ébauches de Michel Ange évoquées par Vasari, concentrent quelque chose de la « fureur créative », force dionysiaque lancée contre et à travers l’apollinienne ligne claire. De A à Z, Hergé le disait : « sur le plan graphique, Tintin est toujours une esquisse. Voyez ses traits : son visage est une ébauche immuable ». Retour aux sources : Tintin redevient reporter, un peu Rouletabille, un peu Holmes. Retour des personnages, comme chez Balzac (Rastapopoulos, c’est Collin-Vautrin-Herrera). C’est aussi Le Temps retrouvé, mais « sans le vieillissement physique » des personnages. Lao signifie vieux et Tseu enfant. Les lecteurs « de plus ou moins 77 ans (…) retrouvent leurs 7 ans », dans la « légèreté apparente » d’une profonde « joie colorée ».

 

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