La justification de l'abbé Lemire de Lucien Suel par François Huglo

Les Parutions

05 juin
2020

La justification de l'abbé Lemire de Lucien Suel par François Huglo

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La justification de l'abbé Lemire de Lucien Suel

            Dix ans avant Mort d’un jardinier (La Table Ronde, 2008), Lucien Suel écrivait La justification de l’abbé Lemire (Mihàly, 1998, republié en feuilleton sur le site Poézibao en 2012), hommage à l’inventeur des jardins ouvriers. Indisponible depuis des années, ce poème est réédité par Faï fioc. Je l’avais salué dans une « lettre à Lucien Suel » que je proposais à la revue Les hommes sans épaules, dans une rubrique inaugurée par mes « lettres à » André Miguel et Gaston Puel, mais Jean Breton ne connaissant pas Lucien Suel en a déduit qu’il n’existait pas. Son refus de ce texte a provoqué ma rupture avec sa revue, et la « lettre à Lucien Suel » a trouvé refuge dans L’igloo dans la dune, de Dan et Guy Ferdinande (n°88, 1er juin 1998).
La voici :

 

                       Cher Lucien,

 

            L’abbé Lemire, initiateur des jardins ouvriers, et le mineur peintre initié Augustin Lesage, peuvent se tenir par ta main. Merci pour ton livre raide (Brel, au cours d’un entretien : « il faut vivre raide »), dressant sur la plaine la croix d’un poing, et félicitations aux éditeurs, Ch’Vavar  (revue Le Jardin ouvrier) puis Michaël Dumont (éditions Mihàly). J’aime que ce dernier, ton préfacier, traite avec légèreté le problème du « vers justifié » (un vers égale tant de signes, ponctuation et blancs étant comptés comme signes), problème qui chez toi devient une évidence. La « justification » n’apparaît pas en tant que telle, c’est le poème qui apparaît, sa forme est sa matière même, il n’y a pas de problème de la forme.

            Dans la revue d’Ivar, j’avais vu le détail flamand, le grain des choses par la précision des mots, le nerf de l’émotion. Armoire en orme, lin du traversin, « pages tachées cire jus / de betterave fumier de / lapin pisse mouchetant / la page » (…) « tonsure blanche à plat / ventre en aube blanche / sur les dalles glacées » (…) « sciure jaune / dans le cabaret », balayée par l’ourlet de la soutane. Ici, je vois ce qui traverse les détails tressés. La « justification » est justifiée… par la disposition des tercets, qui oblige le regard à des détours contribuant à cloisonner chaque petit rectangle. Mais ces mouvements qui ferment sont plus que compensés, débordés, par le mouvement inverse (comme chez Bach !), car ce livre est un seul jet. Aucun dialogue, aucune polyphonie, cela ne concerte pas, c’est un récitatif, celui du narrateur, de l’évangéliste dans une Passion, à la troisième personne, qui est ton personnage, comme Benoît-Joseph Labre, Mouchette, Augustin Lesage (ton œuvre est une vraie Toussaint !), et qui n’est pas une marionnette. Tu t’effaces, tu fais confiance au documentaire, aux noms de lieux sur la carte des Flandres  légèrement commentée, plaine surplombée, ou aux noms de légumes : laitue passion blonde, poireau monstrueux de Carentan, radis pernot à bout blanc. Tu sais que tout ça parlera pour toi, que la langue vivante sécrète de la poésie. Tu entres dans cet ordre (« poète ordinaire ») des faits, gens et choses, répertoriés. Pas à pas, à l’épopée par l’archive !

            De jardin en jardin passe le même sillon obstiné, puissant. Une même voix. Off ? Suel est-il le fantôme de Lemire, Lemire le fantasme de Suel ? Poésie : ici l’au-delà ! « Hanté l’azur » ! À toi : « autres amis vivants ce / sont les livres encore / les livres le mobilier // de l’intelligence amis / voyageurs du temps qui / vibrent dans la poudre // éternelle la poussière / des siècles Virgile et / Cicéron puis Corneille // et Bossuet surtout pas / la logorrhée cacochyme / de Rousseau imprégnant // l’époque Jules Auguste / juge cette littérature / littérature d’eunuques // lamentable sensiblerie / de Jean-Jacques contre / le bonheur rustique de / Virgile la terre aimée ». Cante jondo, droit, juste. De Pascal (« à/ l’expression ne jamais / sacrifier le sens pour // la symétrie jamais des / fausses fenêtres ») à la chambre des Députés, de Démosthène à Lemire, c’est l’esthétique de Ducasse, édifiante, celle des discours de distribution des prix, avec l’énergie dans l’éloquence, la poussée architecturale dans la rhétorique, de Maldoror. Lautréamont avec Ducasse, Bossuet qui jacte rap ! Par-delà le Bien et le Mal poussent laborieusement le mieux, le moins mal, conférences électorales, ligue du Coin de la terre et du Foyer, bulletins. Le sillon est aussi boueux qu’une ornière, piétiné par la haine intégriste et la suffisance des chanoines, mais il reste sillon, ordinaire de l’action actionnée par la parole, main à la charrue, « dévotion plus / que dévotions et pitié / plus que pitiés ».

            Un marxiste pourrait voir dans les jardins ouvriers une neutralisation de la combativité, quelque chose comme la « participation » que Chaban Delmas opposait aux « contestations » de 68, ou l’intéressement aux bénéfices, un fil attaché à la patte du prolétaire, du travailleur « libre », détaché de tout moyen de production, chômeur potentiel par définition, sans droit ni titre, presque sans papiers. Lemire contre Marx ? Oui et non. Dans le livre III du Capital, sur la rente foncière, il y a quelques chapitres où l’exposé, par Marx, des thèses physiocrates de Quesnay (avant de venir du travail, toute richesse sort de la terre) est plus convaincant que ses critiques. D’autre part, Marx n’a jamais voulu maintenir les travailleurs dans la misère pour leur faire désirer plus ardemment le grand soir et son lendemain qui chante. Tout ce qu’ils pouvaient obtenir pour leur bien-être et leur vigueur était bon à prendre. Enfin et surtout on a vu ce que donnait la collectivisation de l’agriculture allant de pair avec une absolutisation de l’État, un tzarisme stalinien , alors que le communisme devait résulter d’un dépérissement de l’État. Marx fut un chercheur, Fourier en fut un autre. Et Lemire a (avec toi) son mot à dire (entre les deux ?) aujourd’hui. Où l’on sait quelles catastrophes écologiques ont été (restent) l’URSS, les métropoles tentaculaires et leurs banlieues, quel suicide est l’hédonisme oisif adorateur de marchandises, qui neutralise et fragilise. Une association de jeunes de Sarcelles a, sans l’autorisation des élus qui ont été mis devant le fait accompli avant d’être eux-mêmes conquis, transformé un terrain vague en parc à promenades et à concerts, où les générations se croisent sans se toiser, se rencontrent même. Héritage inconscient de l’abbé Lemire ? Son esprit ? Retour à ton livre, « poème bienfaisant mêlé / à la prose quotidienne // de la vie vous jardins / des ouvriers changeant / les terrains vagues en // patchworks polychromes / fixant la pensée de la / poésie pure aux seuils // des cités ennoblissant / les fortifs malpropres / vous nouez une écharpe // multicolore au col des / usines les monstres du / présent en vous Horace / et Virgile ont réalisé / et achevé leur modeste / rêve millénaire il est / celui de cet enfant de / Flandre qui modela son / action sur un idéal de / charité évangélique il / partira avec un panier / de trésors visibles de // trésors invisibles les / nuages le vent la joie / du ciel libre la pluie ». Ton travail, Lucien, est un trésor.
Amitié.

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